Editeur : Gallmeister
Traducteur : François Happe
Chaque nouveau roman représente un événement, tant il nous a procuré des sensations inoubliables. Il suffit de se rappeler les enquêtes de Gennaro et McKenzie (Gone, baby gone), Mystic River, Shutter Island ou Un pays à l’aube. Même si ses derniers romans marquaient le pas, on ne peut que se jeter sur ce Silence, dans lequel il revient à un très bon niveau.
1974, Boston. Afin d’améliorer le mélange racial, un juge fédéral modifie la répartition des élèves dans les écoles, collèges et lycées. Des jeunes des quartiers blancs poursuivront leur éducation dans des lycées noirs et inversement, ce qui va nécessiter la mise en place de bus pour les transporter dans des écoles situées potentiellement loin de leur maison. D’un côté comme de l’autre, le mécontentement est grand et cela va aboutir à de violentes manifestations.
Mary Pat Fennessy travaille dans une fabrique de chaussures et habite South Boston, dans la cité Commonwealth, le quartier irlandais. Son mari est parti vivre avec une autre femme plus jeune et son fils est mort d’une overdose, à peine revenu du Vietnam. Il ne lui reste que Julie que tout le monde surnomme Jules. Son travail l’oblige à laisser beaucoup d’autonomie à sa fille, alors que l’effervescence monte dans la ville de Boston à l’approche de la rentrée scolaire et du busing (transport par bus des élèves) imposé.
Quand elle se réveille ce matin-là, Mary Pat trouve la chambre de Jules vide. Le lit n’a même pas été défait. Aux informations, on annonce qu’un jeune noir a été assassiné dans une gare toute proche. Elle va donc voir son petit ami Ronald « Rum »Collins qui lui annonce qu’ils étaient au bord du lac et qu’ils se sont quittés aux environs de minuit. Jules serait donc rentrée seule à pied. Mary Pat va donc voir la police puis le chef de la mafia irlandaise locale. Comme elle n’obtient pas de réponse satisfaisante, elle va mener sa croisade seule.
Ce roman de Dennis Lehane, le dernier a priori puisqu’il a annoncé vouloir se consacrer à sa famille, repose sur trois piliers : Mary Pat tout d’abord, femme forte que rien ne peut arrêter dès lors que l’on touche à la chair de sa chair, Le flic Bobby Coyne et Boston. Et c’est bien Mary Pat qui occupe l’essentiel de la scène tant sa présence illumine ce roman par sa présence et sa volonté. A côté, Bobby m’a paru bien pâle et trop propre sur lui. Je me suis même demandé l’intérêt de l’avoir inséré dans son histoire en parallèle tant l’intrigue se tient parfaitement sans lui. Enfin, Boston, sa vie, ses bruits, ses gens servent de décor de fond, et on sent tout le talent de Dennis Lehane pour nous plonger dans cette époque.
Car malgré mes quelques réserves indiquées ci-dessus, on ne peut que se passionner pour cette période, cet événement que l’auteur a vécu quand il avait neuf ans, et on reste une nouvelle fois abasourdi par son art des dialogues, qui sont juste fantastiques. Il nous fait vivre les quartiers ouvriers, les mécontentements mais surtout la vie quotidienne et la dureté de la vie des employés.
Dennis Lehane aborde aussi clairement les lois arbitraires et unilatérales, qui sous couvert de mixité raciale, ne font qu’exacerber la haine. Sa démonstration du racisme sous-jacent, que j’appellerai « tranquille », est éloquente : Tant que chacun vit dans son coin, tout va bien ; les blancs dans leur quartier, les noirs dans le leur. Dennis Lehane sait aussi montrer la dérive, les panneaux demandant le retour des noirs en Afrique ! Les gens se révoltent aussi contre des règles qu’on leur impose alors que les dirigeants, eux, enverront leurs enfants dans des écoles privées presque réservées aux blancs. Sans se montrer partisan, il montre de façon éloquente les différentes scissions de ce pays.
Enfin, Dennis Lehane nous décrit ce monde dans lequel on peut y voir des échos bien contemporains. La police fait ce qu’elle peut, doit gérer la population mais aussi la mafia irlandaise qui bénéficie de la confiance des gens. Les manifestations se révèlent calmes et pacifiques contrairement à ce que l’on a pu voir dans Un pays à l’aube par exemple, on n’y trouve pas le bruit et la fureur mais une protestation ferme. Et au milieu de tout cela, on voit Mary Pat essayant de creuser son chemin, de trouver sa fille envers et contre tous, seule contre tous. Et tout cela se terminera par une scène finale mythique, ce qui donnera à ce roman une fin digne des très bonnes fresques américaines.