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L’eau du lac n’est jamais douce de Giulia Caminito

Editeur : Gallmeister

Traductrice : Laura Brignon

Après Un jour viendra, le premier roman traduit de cette jeune auteure, on sentait une puissance de son écriture capable d’emporter tout le monde. GiuliaCaminito nous propose de suivre la vie d’une enfant devenant adulte, à travers ses réactions et les événements qu’elle va vivre.

Gaïa est née dans une famille pauvre. Sa mère Antonia fait des ménages et son père est handicapé suite à un accident de travail sur un chantier, où il travaillait au noir. Cloué sur son fauteuil roulant, il ressemble plutôt à une plante verte qu’on a abandonnée au salon. Son grand frère, né d’une précédente liaison, est laissé à part et tous les espoirs d’Antonia résident dans la réussite de Gaïa.

Toute la famille vit dans une cave et Antonia a demandé un appartement aux services sociaux. L’inertie de ceux-ci fait que le dossier n’avance pas. Mais Antonia ne se laisse jamais abattre, ne baisse jamais les bras et fait le siège des bureaux pour avoir le dernier mot. Il faudra l’arrivée d’un nouveau chef de service pour qu’ils aient l’autorisation de déménager dans un grand appartement situé juste à côté d’un lac.

Pour Gaïa, sa vie est à refaire. Elle va entrer à l’école et côtoyer des enfants tous plus riches qu’elle. Sa mère lui répète, lui serine qu’elle n’a pas d’autre choix que de travailler dur pour réussir à l’école. Alors elle se bat tous les jours avec les faibles moyens dont elle dispose, considérant ses camarades comme des ennemis, ou au moins des concurrents. Antonia, avec sa volonté de se battre pour ses enfants afin qu’ils obtiennent une meilleure vie, ne se rend pas compte de la pression qu’elle leur met au-dessus de leur tête.

La première partie du roman m’a réellement impressionné, par son style imagé et poétique, par le ton sec, par la psychologie de Gaïa la narratrice et par le sujet, l’éducation d’une enfant et son passage à l’âge adulte, avec les déboires que cela entraine et la pression que l’on reçoit de ses parents. Et j’ai plongé, j’ai aimé suivre Gaïa, son esprit de battante, sa volonté de ne rien lâcher, malgré sa rigueur, sa méchanceté.

Et comme l’immersion dans cette vie d’une famille pauvre italienne me parle, comme ce roman fait écho à mon propre passé, j’ai poursuivi Gaïa comme une sœur imaginaire, l’aidant dans les moments difficiles, subissant les moqueries des camarades et ne trouvant comme réplique que la méchanceté (dans son cas) ou l’autodérision (dans le mien), comme un rempart devant ce qui nous a manqué.

Quand on ne nait pas dans une famille aisée, on va le dire comme ça, il s’avère bien compliqué de ne pas éprouver de complexe d’infériorité devant des habits de marque, ou même de ne pas changer d’habits tous les jours. Il y a 40 ans, quand on était boursier, on n’avait pas le droit de redoubler en classe; je vous laisse imaginer la pression. Tous ces aspects là m’ont touché, forcément.

Comme nos choix de vie entre Gaïa et moi furent différents, sa fin de l’adolescence m’a moins touché, voire j’y ai trouvé des longueurs tout en reconnaissant la justesse des événements et des réactions. Et puis, n’oublions pas que c’est un roman dramatiquement, follement beau et qu’il faudra à Gaïa des morts parmi ses proches pour se rendre compte de ses erreurs. Un roman à part pour moi.

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Oldies : Joe de Larry Brown

Editeur : Gallmeister

Traducteur : Lili Sztajn

Attention, Coup de Cœur !

Afin de fêter ses 15 années d’existence, les chroniques Oldies de cette année seront consacrées aux éditions Gallmeister, spécialisées dans la littérature anglo-saxonne. Je vous propose de découvrir, si vous ne le connaissez pas, l’un des meilleurs auteurs américains, injustement considéré et méconnu chez nous, Larry Brown.

L’auteur :

Larry Brown, né le 19 juillet 1951 à Oxford dans le Mississippi aux États-Unis et décédé le 24 novembre 2004 à Oxford dans le Mississippi aux États-Unis d’une crise cardiaque, est un écrivain américain.

Il fréquenta brièvement l’université du Mississipi sans en être diplômé. Après avoir servi dans l’US Marine et exercé de multiples petits boulots : bûcheron, charpentier, peintre, nettoyeur de moquette, tailleur de haies, il fut pompier pendant seize ans. Un éditeur remarque un jour une de ses nouvelles dans un magazine et, enthousiasmé par son écriture forte, décide de prendre contact avec lui : il lui demande s’il aurait d’autres nouvelles à publier.

L’écrivain lui répond qu’il en a des centaines. En quelques années, Larry Brown est reconnu comme un grand romancier, par la critique qui lui décerne de nombreux prix tel le Southern Book Critics Circle Award for Fiction, comme par les lecteurs.

Il décède d’une crise cardiaque en 2004 à l’âge de cinquante-trois ans, laissant une œuvre forte et inachevée de six romans, deux recueils de nouvelles, une autobiographie et un essai. Deux nouvelles et le roman Joe ont été adaptés au cinéma. Il fait un caméo dans le film Big Bad Love d’Arliss Howard en 2001.

Quatrième de couverture :

C’est dans les forêts du nord du Mississippi que Joe Ramson, quadragénaire alcoolique et désabusé, va rencontrer Gary Jones, un gamin de quinze ans, illettré, ne connaissant ni sa date ni son lieu de naissance. Une fleur poussée sur le fumier ou l’absolue misère croisant le chemin d’un homme marginal et violent mais profondément humain. Joe dirige une équipe de journaliers noirs chargée d’empoisonner les arbres inutiles et de les remplacer par des pins qui seront utilisés comme bois d’abattage par les grosses compagnies forestières.

Gary est venu à pied depuis la Californie avec ses parents et ses deux sœurs. Ils se nourrissent en fouillant les poubelles et se sont installés au fond des bois dans une vieille cabane en rondins inhabitée depuis longtemps. Wade, le père, est un ivrogne, fainéant, mauvais et puant jusqu’au bout des ongles, exploitant et volant son fils pour quelques canettes de bière. Ce dernier réussit à se faire embaucher par Joe et il devient son ami. Du fond de son ignorance, Gary sent que son salut viendra de cet homme à l’avenir incertain.

Larry Brown offre aux lecteurs une histoire dans la grande tradition du roman américain. Histoire de Blancs pauvres et de Noirs indigents avec l’alcool et les coups pour unique langage. Une histoire tragique où le dénuement et le désespoir entraînent pour ces hommes la perte de leur humanité. Un récit terrifiant et émouvant. Claude Mesplède

Mon avis :

Relire ce roman permet de relativiser sur le niveau littéraire de beaucoup de romans actuels et je me demande si on ne devrait pas parler plus souvent des œuvres essentielles. Joe de Larry Brown est à classer comme un classique de la littérature américaine et le fait qu’il soit si peu connu chez nous est juste incompréhensible. Les mots me manquent pour qualifier ce livre, et un seul mot me vient à l’esprit : Monument. Au même titre que Père et Fils, d’ailleurs, autre roman de cet auteur.

S’appuyant sur trois personnages forts, Larry Brown ne se contente pas d’analyser l’illusion du rêve américain, mais situe son roman au niveau de l’Homme et de son envie ou besoin de liberté. Construit comme une rencontre entre Gary, un jeune adolescent illettré mais travailleur vivant dans une famille extrêmement pauvre et Joe, un bucheron alcoolique et foncièrement indépendant, libre et indépendant, le roman fait partie de ces témoignages sur la vie de ceux qui sont oubliés par le rêve Américain.

Le personnage qui marque le lecteur est bien entendu Wade Jones, le père de Gary, un fainéant alcoolique, violent, qui martyrise sa famille pour justifier sa position de Chef. Les Jones n’ont pas de maison, et errent à la recherche de travail pour payer l’alcool du père. Gary veut travailler pour gagner de l’argent et partir loin de cet enfer. Il rencontre Joe qui place sa liberté au-dessus de tout et de tous, ayant abandonné sa famille et même ses relations avec les autres, au profit de l’assouvissement de ses envies.

Roman d’émancipation, d’éducation et de rédemption, ce roman présente l’avantage de ne pas opposer des gentils avec des méchants. Tous les personnages ont leurs propres motivations et sont tous blâmables, dans une société « normale ». Larry Brown nous montre la société des libertés qui pousse chacun à ne penser qu’à lui avant tout, et à renier sa responsabilité collective, quitte à payer les conséquences de ses actes.

Avec une plume brutale mais formidablement évocatrice, cette histoire faire d’alcool et de bagarres, de sueur et de haine nous montre que même avec des personnages extrêmes, l’espoir d’une vie en société peut exister ; et qu’avec de l’éducation, on peut aboutir à une société vivable. Joe est un hymne littéraire à l’humanisme, sans concession, et d’une formidable force. On n’est pas prêt d’oublier ni ces personnages, ni ces forêts, ni cette intrigue terrible.

Coup de Cœur !

Ce roman est doté d’une suite, Fay, qui va nous montrer la vie de la jeune sœur de Gary qui a décidé de quitter sa famille. Nous en parlerons en septembre.

Tes yeux dans une ville grise de Martin Mucha (Asphalte)

Les éditions Asphalte ont décidément le don de trouver des romans pas comme les autres. Parfois, j’accroche, pour d’autres pas. Pour celui-ci, j’adore.

Jeremias est un jeune étudiant. Tous les jours, il traverse la ville, en bus ou en combi. Ces trajets lui permettent de regarder, d’observer et de parler des autres. Par petites tranches de vie, par petites touches, par petites anecdotes, il va nous dépeindre les gens, leur vie, la ville.

Ce sera le tour des pauvres qui font la manche, de quelques amis riches, de jeunes filles qui ont été violées par leur père ou d’un groupe de jeunes délinquants qui dévalisent, frappent ou tue pour une montre. C’est un pays de désolation que nous montre Martin Mucha, un monde de violence pour la survie, où seule la loi du plus fort y a ses droits.

Mais ne croyez pas que c’est un roman empli de rage. Tout est décrit très simplement, avec quelques moments de pure beauté, de pure poésie. Et ces petites scènes mises bout à bout font que l’on se met à la place de Jeremias, que l’on se met à vivre parmi eux, tout cela en une ou deux phrases, en une ou deux pages.

Et quand il évoque, à Lima, cette ville coupée en deux par un mur, avec d’un coté les riches, leurs voitures rutilantes, leurs maisons immenses, et de l’autre coté la bataille pour manger, pour assouvir ses besoins basiques, on est pris à la gorge. Ce mur, comme un fossé infranchissable, dont il ne se rappelle même pas quand il a été construit, et qui fait partie de leur vie sans remise en cause.

Alors, quand dans la dernière partie, nommé Epilogue, Martin Mucha présente des témoignages de gens qui ont connu Jeremias, il m’est venu une grande tristesse, je sentais que j’allais perdre un type que je connais depuis longtemps. Et malgré sa forme de petites scènes, ce roman devient un témoignage à lui tout seul, le puzzle se construit, et quand on a fini la dernière phrase, on ne sait toujours pas ce qui est arrivé à Jeremias, on tourne la dernière page, et on se dit qu’on reviendra vers ce petit condensé de voyage pour sa beauté.

Tes yeux dans une ville grise se révèle un livre beau, tout simple, bigrement attachant. Et j’espère que vous aurez le courage ou l’envie, le besoin ou le plaisir de découvrir un poète contemporain, un magicien des images, un équilibriste sans peur, un grand auteur tout simplement.

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