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Shit ! de Jacky Schwartzmann

Editeur : Seuil – Cadre Noir

Chaque roman de Jacky Schwartzmann est un pur plaisir de jouissance, par sa faculté à regarder un pan de notre société par le petit bout de la lorgnette, et toujours avec un humour légèrement cynique. J’adore !

Thibault Morel occupe un poste de CPE dans le collège du quartier de Planoise, dans la banlieue de Besançon. Il loge dans une cité et sa cage d’escalier sert de four au trafic de drogue au clan albanais Mehmeti. Cela ne le gêne pas plus que ça, si ce n’est qu’il doit montrer à Reda une quittance de loyer de moins de trois mois pour rentrer chez luitous les soirs. Et dès qu’il dit un mot, il a droit à une baffe sur l’oreille.

Une nuit, il entend un échange de coups de feu digne des meilleurs westerns. Le lendemain, il apprend que les frères Mehmeti se sont fait rectifier. Poussé par sa curiosité naturelle, il coupe les scellés sur l’appartement d’en face et découvre la réserve de pains de shit cachés derrière la baignoire montée sur vérins, ainsi que des jolis paquets de fric.

Sa voisine Madame Ramla le surprend en pleine visite et ils empruntent quelques liasses de billets. Thibault pourra aider quelques familles à payer un voyage scolaire en Espagne. Mais les deux compères savent bien qu’ils ne peuvent laisser cette fortune dormir sinon un autre clan va venir s’installer. A l’aide d’une connaissance de Madame Ramla, ils vont réembaucher Reda et remettre en route le four, ce qui leur permettra d’aider des familles dans le besoin ; une sorte de deuxième activité à hauts risques.

Comme à son habitude, Jacky Schwartzmann nous décrit des gens dont on n’entend jamais parler, et il déploie tout son talent pour rendre son intrigue bigrement réaliste et transformer un simple CPE en Robin des bois moderne. Il fait montre de son habituel humour cynique qui nous tire au minimum un sourire, et souvent des éclats de rire, dans une situation qui, il faut bien le dire, s’avère dramatique, quand on prend un peu de recul.

Basé sur un début d’intrigue proche de La Daronne de Hannelore Cayre, Jacky Schwartzmann va nous concocter une intrigue bigrement réaliste et farfelue dont le but est bien de montrer comment les gens vivent. Et avec son regard lucide, il ne se gêne pas pour envoyer des piques à tous les corps de métier et tout le monde en prend pour son grade, de l’éducation nationale aux révoltés, en passant par la police ou les racistes de tous poils… et j’en passe.

Et cela aboutit à une lecture jouissive, car il nous montre des facettes et des gens qu’on n’a pas l’habitude de côtoyer ou qu’on n’a pas envie de voir. Evidemment, le roman est amoral et cela reste un roman noir, mais pas uniquement. Il y a derrière cette intrigue tout un aspect social et politique que tout le monde devrait lire car, avec son humour, il pose des questions, et se poser des questions, c’est devenir plus intelligent. Remarquable ! Le pied intégral !

D’ailleurs, ce roman me fait penser à une réflexion de haut vol signée par les Shadocks : « A tout problème, il y a une solution. S’il n’y a pas de solution, c’est qu’il n’y a pas de problème. ». Encore faut-il vouloir trouver une solution …

Shit ! c’est le pied !

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Le jour des fous de Stéphane Keller

Editeur : Toucan Noir

Alors qu’il nous avait habitué à des polars racontant l’histoire contemporaine des années 50 aux années 80, dans Rouge parallèle, Telstar et L’affaire Silling, Stéphane Keller nous invite à un saut dans le futur en 2035, un voyage qui fait froid dans le dos.

Depuis 2033, la France a basculé dans la VIIème république, un régime presque dictatorial, fortement fascisant. L’Euro est oublié et a fait place au Franc Républicain. La moindre faute entraine la suppression des droits nationaux dont la carte d’identité bleue qui donne droits à des avantages sociaux. Le programme scolaire a été remodelé, avec la suppression des règles d’orthographe, de l’histoire, la géographie, la philosophie, le latin et le grec. Les médiathèques sont fermées, les livres et journaux interdits. Tout propos sexiste ou homophobe entraine une inscription sur le casier judiciaire. Les voyages à l’étranger sont prohibés à cause de l’empreinte carbone. Enfin, les effectifs de la police sont triplés et les criminels enfermés dans des cités surveillées par des gardes armés.

Le 17 avril 2035, Alexeï Ignatiev, premier violon à l’orchestre national de Paris étrangle un mendiant dans le métro. Le même jour, Mélanie Ribeiro, affublée d’un poids excessif, poignarde plusieurs personnes sur son lieu de travail. Au bois de Boulogne, un promeneur frappe à mort et noie un garçon qui l’a insulté. Porte de la Chapelle, un vieil homme déclenche une fusillade dans un bus, balayant plusieurs passagers. A Clichy, Kamel, ex-espoir raté du football devenu grutier, assassine toute sa famille.

Les journaux télévisés avaient débordé d’imagination pour nommer cette journée Le jour des fous. Krikor Sarafian, qui vient d’être nommé capitaine premier échelon de la brigade criminelle, est un être violent qui convient bien à cette époque. Il va hériter de l’affaire d’Alexeï Ignatiev et devra faire équipe avec une aspirante enquêtrice Illinka Bazevic. Il n’a aucune idée de l’engrenage dans lequel il vient de glisser un bras.

Le roman commence par nous présenter la Nouvelle Société Française puis le personnage de Krikor Sarafian. Et on le déteste, ce personnage de flic ultra-violent, du genre à tirer avant d’interroger, et de tuer pour tuer. Puis l’auteur forme le couple du vieux et de la jeune et on se dit naturellement que l’on a déjà lu ce genre de polar, qu’il soit situé aujourd’hui ou dans le passé ou dans le futur.

ERREUR !

Je suis sincèrement persuadé que l’auteur a voulu de début, a fait le pari qu’on accepterait de la suivre au-delà du deuxième chapitre. Et effectivement, il déroule son intrigue de façon tout à fait classique mais en y introduisant différents aspects sociétaux, sans en rajouter outre mesure. On citera pêle-mêle le fossé entre les riches et les pauvres, la nuisance des chaines d’information en continu, la déprime généralisée, la façon inhumaine de traiter les délinquants petits ou grands, la lutte contre l’homophobie qui est devenue une guerre Hommes contre Femmes, les hommes politiques peints comme des comédiens, l’insoutenable chaleur de la canicule omniprésente …

Et on se régale de petites phrases telles celle-ci : « La farce était toujours risible ou détestable, il en avait toujours été ainsi car l’homme ne savait que corrompre ce qu’il touchait, il changeait l’or en plomb, ses mains ne savaient que souiller et flétrir ».

Et plus on avance dans le roman, plus on est pris par le paysage qui y est décrit. Stéphane Keller a pris une photographie de notre monde d’aujourd’hui, et l’a déformé pour imaginer demain, en forme de cauchemar. Au niveau de l’intrigue, il la mène de main de maitre, et nous fait aller dans des directions inattendues, et il nous concocte même une fin bien noire qui nous démontre qu’il s’est bien amusé à écrire ce livre et que surtout, et c’est le plus important, on ressent qu’il y a mis sa passion, sa volonté de passer son message. Un excellent roman à ne pas rater.

Un voisin trop discret de Iain Levison

Editeur : Liana Levi

Traducteur : Fanchita Gonzalez Batlle

Sélectionné pour les trophées 813 du roman étranger, je ne pouvais laisser passer le dernier roman en date de cet auteur écossais que j’affectionne particulièrement, pour son acuité à décrire notre monde.

Même s’il n’a pas réellement besoin d’argent, Jim Smith occupe ses journées à prendre des courses de taxi UBER, en faisant attention de se montrer aimable, pour être bien noté par l’application. Car de nos jours, tout le monde a le droit de donner son avis sur tout sans se rendre compte des conséquences. Il essaie malgré tout d’éviter tout contact social qui ne lui soit pas nécessaire.

Sauf qu’il rencontre sa nouvelle voisine, Corina, qui élève son petit garçon pendant que son mari Robert Grolschest en mission pour l’armée en Afghanistan. Petit à petit, sa présence va envahir l’espace protégé de Jim. De son côté Grolsch appartient à la 159ème compagnie, destinée aux opérations sur le terrain. Suite à une action dramatique où le sniper Dawes y laisse la vie, Grolsch doit faire équipe avec un nouvel équipier.

Grolsch rencontre donc Kyle Boggs, un jeune texan qui veut utiliser l’armée comme un tremplin vers des fonctions importantes au sein de l’état. Pourquoi pas ambassadeur ? Le seul problème, et il est important dans l’armée, est que Kyle est homosexuel. Il s’arrange donc avec Madison, une amie du lycée, pour l’épouser et ainsi sauver les apparences. Mais un grain de sable va enrayer les engrenages.

Comme à son habitude, Iain Levison nous présente des personnages confrontés à un contexte plus global. Il nous propose de regarder par le petit bout de la lorgnette la vie de petites gens mais toujours un certain décalage, un humour gentiment cynique qui nous frappe d’autant plus par de petites remarques sur lesquelles il pointe le doigt alors que cela nous parait parfaitement normal.

On ne peut que s’esclaffer sur la façon dont UBER fournit des trajets à ses « esclaves » (c’est de l’humour !) en fonction des notes que leurs clients leur donnent dans l’application connectée. Ou même l’avis de l’auteur sur le fait que n’importe qui peut donner son avis sur les réseaux sociaux même quand ils ne savent pas de quoi ils parlent. Ou encore, la gigantesque hypocrisie qui consiste à donner des termes politiquement corrects à des groupes de personnes pour ne pas les froisser, quand la population noire était appelée nègre, puis noire, puis black puis afro-américaine.

Iain Levison situe son intrigue aux Etats-Unis, mais on sent bien qu’il veut généraliser son propos tant cette culture nous envahit de jour en jour. Et le meilleur moyen pour porter son message est encore de la faire avec un humour cynique pour dénoncer entre autres, les actions militaires non justifiées, l’homophobie, la difficulté des soldats lors du retour à la vie civile, l’opportunisme comme une obligation de réussite de sa vie professionnelle, l’accès libre aux armes, les problèmes à élever des enfants dans une société faite de petits arrangements, et j’en passe.

Il serait injuste de ma part de ne pas dire un mot du scénario de cet excellent roman. Si au commencement, nous rencontrons trois familles n’ayant aucun lien apparent, ils vont petit à petit se rapprocher et les hasards de leur vie vont aboutir à un dernier chapitre en guise de conclusion qui m’a juste fait éclater de rire. L’auteur nous offre une conclusion absurde et juste irrésistible.

Moins que zéro de Brett Easton Ellis

Editeur : 10/18 (Format Poche)

Traducteur : Brice Matthieussent

Afin de fêter leurs 60 années d’existence, les chroniques Oldies de cette année seront consacrées aux 10/18.

Et nous commençons en fanfare avec un auteur dérangeant, le trublion Brett Easton Ellis.

L’auteur :

Né à Los Angeles, Bret Easton Ellis passe son enfance à Sherman Oaks, dans la vallée de San Fernando. Il est le fils de Robert Martin Ellis, promoteur immobilier, et de Dale Ellis, femme au foyer, qui divorcent en 1982.

Après des études secondaires dans une école privée, The Buckley School, il suit un cursus musical au Bennington College (l’université qui inspire le « Camden Arts College » dans Les Lois de l’attraction).

Parallèlement à ses études, il joue dans divers groupes musicaux, dont The Parents. Il est toujours étudiant à la sortie de son premier livre, Moins que zéro. Bien reçu par la critique, il s’en vend 50 000 exemplaires dès la première année.

En 1987, Bret Easton Ellis s’installe à New York pour sortir son deuxième roman Les Lois de l’attraction. Le roman est adapté au cinéma en 2001 par Roger Avary et interprété par James Van Der Beek et Jessica Biel. C’est dans ce livre que l’on voit apparaître un personnage nommé Patrick Bateman, que l’on retrouvera dans son roman suivant.

Son ouvrage le plus controversé est sans doute American Psycho (1991). Son éditeur Simon & Schuster lui avait versé une avance de 300 000 dollars pour qu’il écrive une histoire à propos d’un serial killer. À la suite de nombreuses protestations, l’éditeur refuse de publier le roman. En effet, celui-ci est considéré comme dangereusement misogyne. Il sort finalement en 1991, édité par Vintage Books. Certains voient dans ce livre, dont le protagoniste Patrick Bateman est une caricature de yuppie matérialiste et un tueur en série, un exemple d’art transgressif. American Psycho est porté à l’écran en 2000 par Mary Harron, le personnage principal étant interprété par Christian Bale.

(Source : Wikipedia)

Quatrième de couverture :

La révélation des années quatre-vingt assurément. Le premier livre du sulfureux Ellis, qui n’a alors que vingt ans, est un choc. À sa sortie pourtant, « Moins que zéro » est modérément accueilli par les critiques américains. Il connaît en revanche un énorme succès en France.

L’histoire, un puzzle dont on ne cesse de replacer les morceaux, est celle de personnages interchangeables, jeunes gens dorés sur tranche, désœuvrés et la tête enfarinée. L’un s’ennuie à mourir dans son loft de deux cents mètres carrés, l’autre cherche désespérément un endroit ou passer la soirée et tout ce joli monde de dix-huit ans à peine se téléphone et se retrouve dans les lieux les plus chics de Los Angeles. Pour méditer, bien entendu, sur les dernières fringues à la mode ou le meilleur plan dope de la ville. Et les parents dans tout ça? Ils sont trop occupés et stressés par leurs boulots, leurs maîtresses ou leurs psychiatres pour voir ce que devient leur charmante progéniture.

Au bout du compte, on a l’impression d’un immense vide, d’une vie qui n’a plus aucun sens. Et là où l’on était d’abord agacé, on finit par être ému, puis révolté. Car, c’est toute la force d’Ellis de nous faire comprendre que ce monde roule un peu trop souvent sur la jante. Stellio Paris.

Mon avis :

Pour un fan de cet auteur comme moi, la curiosité aiguisait mes appétits et j’attendais une occasion de lire ce roman. Ecrit à l’âge de 21 ans, il apparait comme une œuvre impressionnante de maturité. Déjà, il impose son style, très détaillé, à tel point que chaque geste évoqué nous donne l’impression de voir un film se dérouler devant nos yeux. Quant au sujet, il s’agit toujours d’une autopsie de la société américaine, en même qu’une charge féroce contre son anti-culture.

Clay revient à Los Angeles pour les vacances de Noël et retrouve ses amis et sa petite amie. Pendant deux semaines, il va arpenter les soirées, boire, fumer, sniffer, tout en observant ses contemporains. Fils d’un couple divorcé ultra-riche, il ne fait rien car ne trouve aucun intérêt à sa vie, et joue le rôle de suiveur, de témoin d’une génération en mal de repères et se laissant berner par les plaisirs faciles.

Mais derrière ces atours ensorcelants, Brett Easton Ellis nous peint une société propre sur elle, mais qui derrière le décor, se révèle la plus horrible possible. Entre son voisin fan de nazisme, une de ses connaissances qui utilise une jeune fille comme esclave sexuelle, ses amis qui se laissent aller aux pires vices, Clay nous montre les racines de cette société sans réel fondement que celui du fric qui cherche toujours plus de frissons au mépris des lois.

Plus calme que ses deux romans suivants, moins gores, mais tout aussi marquants, ce roman est sans pitié sur ces jeunes gens riches qui ne savent rien faire d’autre que profiter, de leur argent et des autres. D’ailleurs, Clay le dit plusieurs fois : « On peut disparaitre ici sans même s’en apercevoir ». Je vous rajoute aussi une phrase qui fait froid dans le dos de la part de Rip, un copain de Clay : « Quand on veut quelque chose, on a le droit de le prendre. Quand on veut faire quelque chose, on a le droit de le faire. » (Page 228). J’ajouterai sans aucune limite, le No Limit des années Carter puis Reagan.

Je tiens à signaler la traduction exceptionnelle de Brice Matthieussent, et ne peux que vous conseiller de plonger dans ce roman puis d’enchainer avec Les lois de l’attraction et American Psycho tout en vous mettant en garde sur des scènes ultra-violentes dans ces deux derniers, pour mieux enfoncer le clou.

La maison du commandant de Valerio Varesi

Editeur : Agullo

Traductrice : Florence Rigollet

Tous ceux qui ont lu un des romans relatant les enquêtes du commissaire Soneri ne rateraient pour rien au monde le dernier opus en date. Si ce n’est pas votre cas, je vous recommande d’entamer dès cet été Le fleuve des brumes.

Alors qu’il poursuit en voiture de potentiels braqueurs de distributeurs automatiques d’argent, le commissaire Soneri se retrouve dans la Bassa, la région qui suit le cours du Pô. Soneri finit la poursuite dans une zone humide, brouillardeuse et inhospitalière. Souvent, le Pô sort de son cours, en fonction des pluies en amont et Soneri descend vers les rives boueuses du fleuve. Il y découvre un homme avec une balle tirée derrière la tête, vraisemblablement un étranger.

Après avoir contacté ses collègues, il se rappelle que la maison du vieux commandant Manotti se situe à proximité. Il rejoint la vieille demeure mais personne ne répond. Quand il entre dans la demeure de l’ancien résistant, il découvre son corps dans un état de décomposition avancé. Apparemment, cet illustre personnage est mort dans l’indifférence générale. Comment peut-on oublier un tel personnage, le laisser pourrir dans sa maison, voire même oublier, tirer un trait, gommer le passé ?

Alors que son chef l’avait envoyé après des voleurs, le voilà avec deux morts sur les bras. Comme à son habitude, il interroge les gens qui habitent aux environs. Il se rend compte que les gens sont furieux contre les étrangers qui pillent le Pô en braconnant le silure et qu’ils n’ont plus confiance dans la loi, que les responsables politiques bafouent. Mais Soneri va se rendre compte que cette affaire est bien plus compliquée que prévu.

Valerio Varesi est arrivé à trouver le bon style et le bon personnage pour parler de cette région de Parme, empreinte de mystères et poésie. Comme je le disais, quand on a commencé cette série, on ne peut que continuer tant le plaisir d’arpenter les rues ou les bords du Pô en sa compagnie semble naturel. Valerio Varesi a réussi à créer une connivence, une complicité entre ce commissaire et le lecteur grâce à sa façon d’aborder ses intrigues.

Soneri est dépeint comme un commissaire d’une cinquantaine d’années qui ne fait pas confiance à la technologie et fait confiance à son esprit de déduction et son instinct. La plus grande de ses qualités est sans aucun doute sa capacité à écouter les gens et à éprouver de l’empathie pour eux, ou au moins à chercher à comprendre leurs réactions.

Avec Soneri, Valerio Varesi a trouvé le personnage parfait pour aborder beaucoup de sujets importants, qu’ils soient du passé ou du présent, qu’ils soient intimes (le fantastique La pension de la Via Saffi) ou sur son pays l’Italie. Les deux corps de cette intrigue vont donner l’occasion à l’auteur de parler de la situation contemporaine de l’Italie et il se démarque de beaucoup de ses confrères en parlant des gens qui, voyant la corruption aux plus haut niveau de l’état, ne croient plus en la loi et trouvent des boucs émissaires dans la présence des étrangers sur leur sol. Rien d’étonnant à cela que les partis extrémistes y trouvent des voix !

Soneri qui se trouve en plein doute, à la fois personnel et professionnel, va prendre de plein fouet cette grogne populaire et se retrouver ébranlé dans ses croyances en son travail, sa mission. Il ne pourra se justifier que par le respect qu’il doit aux morts, les vivants ayant déjà choisi une voie extrémiste qui n’est pas une solution. Le ton, contrairement aux précédents volumes, n’est plus nostalgique mais révolté par la façon dont laisse partir à vau-l’eau un pays si riche de son passé et de ses gens.

Par sa façon d’écouter les gens, Valerio Varesi donne à son personnage le rôle de témoin, mais aussi de sociologue, fournissant des explications sur une situation qui se dégrade dont on peut trouver des résonances dans beaucoup de démocraties occidentales. Et plutôt que d’entrer dans un débat, je préfère laisser la parole à l’auteur par le biais de quelques extraits, qui démontre clairement que ce polar dépasse le cadre du polar et s’avère un livre important pour nous tous :

« Certaines générations naissent dans l’espoir, d’autres, dans la désillusion. Les changements balancent toujours entre les deux. Vous, par exemple, vous avez grandi dans l’espoir. Ceux d’aujourd’hui ont perdu toutes leurs illusions. La destruction est porteuse d’espoir, et la désillusion nous rend conservateurs. Vous et vos contemporains aviez envie d’abattre tout ce que vos pères avaient construit, mais les jeunes d’aujourd’hui n’ont pas de père. Ils ne connaissent pas l’autorité, ils ne peuvent pas la contester. Ils n’ont aucun repère, Ils cherchent désespérément quelqu’un qui leur ressemble. Voilà pourquoi ils rêvent d’un chef de meute, du discours unique. » (Page 80)

« La loi est faite pour les poissards. Les friqués s’en foutent, ils ne la respectent pas. Nos gouvernants sont des voleurs, des corrompus. Tous mouillés avec les mafias. On a même droit à des assassins. Et on devrait accepter de respecter leurs lois ? » (Page 127)

« Si je pouvais revenir en arrière, je ne m’occuperais plus de rien et j’en profiterais le plus possible. Je ne penserais qu’à moi, je ne prendrais pas parti, je ne m’exposerais pas. Sous le fascisme, j’aurais mieux fait de porter la chemise noire pour mes petits intérêts et puis après, quand Mussolini est tombé, j’aurais mieux fait de me mettre avec les démocrates-chrétiens, pour reprendre mes petites affaires. Aujourd’hui, j’aurais du choisir la droite pour les mêmes raisons. C’est comme ça qu’on vit le mieux : penser à soi et faire place nette dans tout le bazar, tous ces rêves et ces idéaux que je me suis trimballés pendant des années. J’ai gâché mon talent à travailler et à risquer ma vie pour les autres. Ça n’en vaut pas la peine. Aucune reconnaissance, et personne qui va me rendre les années que j’ai perdues à cracher du sang. Et ça suffit avec cette histoire de conscience. Tu parles d’une belle satisfaction de pouvoir te dire quand tu es vieux que tu as toujours été cohérent ! C’est quoi, la cohérence ? ça veut dire quoi, ce petit tas de mots que plus personne ne dit, par rapport à ce que j’ai perdu ? » (Extrait du journal du commandant Manotti – Page139)

Oldies : Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte de Thierry Jonquet

Editeur : Seuil (Grand format) ; Points (Format poche)

En cette année 2020, sur Black Novel, nous fêtons les 50 années d’existence de la collection Points, et les 40 ans de Points Policier.

Quand ce roman est sorti à l’automne 2006, j’étais déjà un grand fan de Thierry Jonquet et sa faculté à analyser notre société. L’auteur avait commencé son roman avant les émeutes de 2005 et l’affaire du Gang des Barbares, et je me rappelle qu’à l’époque, il avait fait scandale, étant taxé de raciste quant à son propos. J’avais acheté le livre à ce moment là, et comme à chaque fois qu’on parle beaucoup d’un livre, je préfère laisser passer les débats passionnés et le lire bien plus tard.

Thierry Jonquet est une des figures majeures du Roman Noir, prouvant pour chacun de ses écrits que le polar et le Roman Noir ont des choses à dire. Comme pour chacun de ses romans, il va décrire ce qu’il connait, puisqu’il a été instituteur dans les banlieues Nord de Paris, ayant eu en charge une section d’éducation spécialisée. Ce livre est un roman, et son titre est un terrible alexandrin d’un texte intemporel de Victor Hugo sur les Communards : A ceux qu’on foule aux pieds, que mon ami Jean le Belge a inséré dans son billet.

Thierry Jonquet invente une ville du 9-3, la séparant entre différents quartiers pour imager son message, faire un bilan de la répartition territoriale et créant ainsi des communautés. Cette façon de faire s’apparente à une caricature, brossant d’un trait bien épaissi les trafics qui ont lieu dans cette ville, au demeurant bien paisible … en apparence. Au milieu de cette géographie francilienne, chacun possède son trafic.

A Certigny-Nord, la cité des Grands-Chênes abrite le clan des frères Lakdaoui, maître du shit et des pièces automobiles volées, caché derrière une pizzeria tranquille. A Certigny-Est, La cité des Sablières est le domaine de Boubakar, d’origine sénégalaise et roi incontesté de la prostitution. A Certigny-Ouest, la cité du Moulin est le quartier des musulmans et a vu naître une mosquée dans un entrepôt désaffecté. A Certigny-Sud, la cité de la Brèche-aux-Loups renferme un jeune aux dents longues Alain Ceccati qui développe la vente d’héroïne. Et, au-delà, derrière le parc départemental de la Ferrière, Certigny cédait la place à Vadreuil, une petite ville faite de pavillon en pierres meulières habitée par une communauté juive.

Dans ce décor explosif, Thierry Jonquet y place des personnages communs qui vont tous subir l’abandon dans lequel les laisse les responsables de tous bords, politiques, judiciaires et autres. Anna Doblinsky est une institutrice apprentie qui débarque à la Cité scolaire Pierre-de-Ronsard ; elle y rencontre des élèves typés, comme Moussa, fort en gueule ou Lakhdar Abdane, handicapé de la main droite suite à une erreur médicale et très intelligent. Il y a aussi Adrien Rochas, un adolescent renfermé sur lui-même, suivi par un psychiatre et sa mère qui n’est pas mieux. Enfin, Richard Verdier, substitut du procureur de Bobigny, rêve de faire le ménage dans son secteur. Il suffit donc d’une étincelle pour que tout explose dans cette zone sous tension.

On peut lire ce roman à différents niveaux, mais on ne peut pas lui reprocher d’aborder un sujet épineux avec ce qu’il faut de détachement, de distance pour tenter d’éviter des polémiques inutiles. Et pourtant, ce roman, à sa sortie, et même encore récemment, n’est pas exempt de coups bas, alors qu’il est juste parfait dans sa manière de traiter ce sujet.

Avec son ton journalistique, ce roman balaie à la fois les différentes actualités mondiales que nationales et leurs implications au niveau local. Certes, Certigny est une caricature de ville banlieusarde mais elle illustre fort bien le propos. Et puis, il y a tous ces personnages qui vivent avec ce quotidien pesant, imposé par une force supérieure et contre laquelle ils ne peuvent rien.

Ces personnages justement, formidablement illustrés par Anna qui veut bien faire son boulot et qui se heurte à la lourdeur de sa hiérarchie ou Lakhdar, victime d’une erreur médicale, qui se retrouve condamné à vie à être handicapé et va plonger dans l’extrémisme. Et devant ce mastodonte qu’est l’état et toutes ses ramifications, personne ne sait ce qu’il doit faire pour faire avancer les choses dans le bon sens.

Tout le monde en prend donc pour son grade, de l’éducation nationale à la justice, de la police aux services médicaux, des trafiquants aux religieux. Le but n’est pas de prendre parti pour les uns ou pour les autres, mais de faire un constat d’échec sur une société qui a parqué les gens dans des cages dont les animaux eux-mêmes ne voudraient pas et qui ne veut pas assumer ses erreurs et surtout pas ses conséquences. L’état a donc divisé ses compétences en services qui deviennent tellement gros qu’ils sont ingérables. Comme cette vision est encore d’actualité !

Les excités du bulbe de tous genres pourront soit détourner des passages de ce roman pour alimenter leur philosophie nauséabonde soit insulter l’auteur ou descendre le livre parce qu’il va trop loin. Je le répète, ce livre est un roman, c’est de la littérature, de l’excellente littérature noire qui, si elle ne propose pas de solution, a le mérite de mettre les points sur les i, de façon brutale mais aussi avec beaucoup de dérision. Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte a le mérite d’être explicite et malheureusement intemporel. Il est l’illustration même de ce que doit être un roman social, dramatique et noir. Superbe !

Chien de guerre de Jérémy Bouquin

Editeur : Editions du Caïman

L’année 2020 commence bien avec le dernier roman en date de Jérémy Bouquin, auteur que je suis depuis un certain temps déjà. Si le style est toujours aussi direct, le sujet est inédit et rappelle certains autres ouvrages traitant de ce sujet, dont Premier Sang de David Morrell, à savoir, le retour des soldats à la vie « normale ».

« Grand » Franck, surnom donné à cause de sa taille, est de retour au pays, abandonné dans ce train Corail qui ne transporte que quelques âmes égarées comme lui. Cela fait bien longtemps qu’il n’a pas connu un calme pareil, transbahuté du Pakistan à la frontière de l’Afghanistan, à la France via l’Allemagne. Sanctionné, puni, viré, c’est le poids qu’il doit se trimbaler en plus de son barda, après une dizaine d’années sur les champs de guerre mondiaux.

Grand Franck revient donc à la case Départ, plus de dix ans après, chez sa mère Gisèle. Il y retrouve Cynthia sa femme, et son petit garçon Léon. Le décalage le frappe de plein fouet : d’exécutant, il se retrouve chargé de famille. Et la confrontation est d’autant plus violente qu’il se sent incapable d’occuper la place que ses proches attendent de lui. Sa première mission va être d’aller chercher du travail à Pôle-Emploi.

Pour ceux qui connaissent Jérémy Bouquin, ils ne seront pas surpris par son style direct, qui claque, à coups de mots, de phrases courtes. Pour les autres, il va falloir vous y habituer. Et si ce style sied peu au début du roman, que j’ai trouvé un peu poussif, il convient parfaitement à toute la suite de l’histoire. Et surtout au retour au pays de ce soldat et à la violence qu’il va subir et faire subir.

Le sujet est donc le retour des enfants de la patrie dans son giron, et le manque d’infrastructures ou d’accueil pour eux. Mais il s’agit aussi et surtout de plonger dans la psychologie d’un homme marqué à vie par ce qu’il a vécu sur le front, et de sa descente inéluctable aux enfers, un enfer pire encore que la guerre. Au passage, on s’apercevra vite que si on n’a pas de relations, on ne s’en sort pas, et la conclusion de ce roman nous laissera un goût amer comme je les aime.

Car il ne faut pas croire que ce polar est fait que l’on s’apitoie sur le sort du Grand Franck. Jérémy Bouquin n’est pas un homme à messages mais un homme à personnages. Et ce Franck-là, on va avoir bien du mal à l’oublier, tant il va verser dans une folie incroyablement violente et tristement réaliste. Il y a une tension qui s’installe, une pression qui augmente jusqu’à cette fin qui ne ressemble pas à un feu d’artifice mais plutôt à une exécution en règle, comme une peine capitale. Vous ne comprenez pas ce que je veux dire ? C’est normal, c’est pour vous inciter à lire ce roman !

La crête des damnés de Joe Meno

Editeur : Agullo

Traductrice : Estelle Flory

Après Le blues de la Harpie que j’ai beaucoup aimé et Prodiges et miracles que j’ai zappé, ce roman là ne pouvait que passer entre mes mains. Les avis des blogs que je suis fidèlement étaient unanimes, la période évoquée (les années 90) me parle, les références musicales aussi. Bref, ce roman, il avait tout pour me plaire. Comme j’aime le suspense, il va vous falloir lire mon avis jusqu’au bout pour savoir ce que j’en pense.

Brian Oswald est un adolescent de 17 ans comme tous les autres. Il est affublé de grosses lunettes et n’est pas particulièrement beau. Il est amoureux de sa meilleure amie, Gretchen, qui est grosse mais a un esprit punk et non conformiste qui le séduit. Il passe tout son temps avec elle et ne souhaite qu’une chose : l’inviter au bal de fin d’année organisé par son lycée catholique de South Chicago.

Sauf que Gretchen est folle de Tony Degan, un suprémaciste dans toute sa splendeur (désolé, il fallait que je le fasse). Ce qui fait la différence entre Tony et Brian, c’est bien sa faculté à être à l’aise avec les autres et surtout les filles, enfin, les jeunes femmes. Car Brian se rend compte que grandir, cela veut dire passer de l’âge adolescent à l’âge adulte. Et cela veut dire que le monde apparaît tout de suite très compliqué.

Ce qui motive Brian, ce qui le fait vivre, c’est la musique. Il se lève en musique, chante de la musique dans sa tête, écoute de la musique dans la voiture de Gretchen. Il est persuadé qu’il la fera craquer en lui composant une cassette d’une compilation comprenant les meilleures chansons jamais écrites. Car c’est grâce à la musique, il en est persuadé, qu’il va réussir et grandir.

Que l’on soit clair, dès le début, ceci n’est pas un polar. Que l’on soit clair aussi, ce roman parle du début des années 90 et par ses références musicales, il parlera plus à un lecteur ayant dépassé la quarantaine qu’à un jeune d’aujourd’hui. Pour ceux-là, ce roman, par ses qualités de narration et surtout par son style parlé, honnête, vrai, il fera office de roman culte, comme c’est d’ores et déjà le cas pour moi.

Est-ce une autobiographie ? Est-ce une volonté de replonger dans cette époque mouvementée de la musique ? En tous cas, Joe Meno atteint son but : parler à la fois de la société américaine d’alors (mais a-t-elle réellement changée ?) très carrée, figée dans un modèle ultra conformiste, entre religion et respect des règles, et de la difficulté d’un jeune homme de passer au stade d’adulte.

Il serait erroné de résumer le roman à la vie d’un adolescent cherchant à tout prix à perdre sa virginité. Il y a tous ces moments de la vie de Brian, qui semblent tellement vrais, si communs qu’on les a tous vécus. Qui construisent un paysage fascinant parce qu’on a l’impression d’avoir vécu la même chose.

Entre refus d’un destin tout tracé, difficultés familiales et besoin d’être aimé, reconnu, Joe Meno nous offre un roman universel sur la nécessité de trouver sa place dans la société, quelle qu’elle soit. Et il illustre parfaitement la contradiction du passage à l’âge adulte, où il faut choisir entre faire partie d’un groupe et s’affirmer comme être humain unique. Comment devenir adulte dans une société ouvertement raciste ?

Accompagné d’une bande son qui m’a fait rêver, entre punk et hard-rock, en passant par le jazz (avec les formidables passages chez son ami Rod), ce roman souffle une tempête de nostalgie en citant beaucoup de chansons qui ont tant compté pour moi (et qui comptent encore). Il est amusant de voir apparaître pêle-mêle les Smiths, Black Flag, Les Ramones, les Misfits, les Dead Kennedys ou les New York Dolls, aux cotés d’AC/DC ou Van Halen. J’en ai même découvert beaucoup ! J’ai adoré, c’est un roman qui m’a fait grandir, même encore aujourd’hui. A noter Roman Culte !

Au passage, je tire un grand coup de chapeau à la traductrice Estelle Flory.

La chronique de Suzie : Expiations – Celles qui voulaient se souvenir de Kanae Minato

Editeur : Atelier Akatombo

Traducteurs : Dominique Sylvain, Saori Nakajima et Frank Sylvain

Quand j’ai un roman japonais, je fais appel à ma spécialiste du genre, qui adore aussi les polars : Suzie. Et comme l’Atelier Akatombo est spécialisée dans les romans japonais, je les achète et les lui donne pour avis. A ton tour, donc, Suzie, et encore un grand, un énorme merci pour ces avis et ta contribution :

Bonjour amis lecteur,

Voici un moment que je n’étais pas sortie de mon antre. Cette fois-ci, je pense que je vais rester un moment à l’extérieur pur vous parler de mes différentes lectures. En ce moment, je suis dans une phase « romans japonais » et c’est de ces derniers dont je vais vous parler en commençant par le plus récent « Expiations : Celles qui voulaient se souvenir de Kanae Minato (en japonais shokuzai / 贖罪).

Cette auteure a à son actif une quinzaine de livres dont seulement deux ont été traduits en français : « Les Assassins de la 5e B » (Kokuhaku /告白), son plus grand succès, et « Expiations ». Elle n’est publiée que depuis 2008.

Comme souvent au Japon, « Expiations » a fait l’objet d’une adaptation télévisuelle, plus précisément une mini-série de cinq épisodes. Cette dernière sera remontée, un peu plus tard, en un long-métrage en deux parties.

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Mais revenons au livre. L’histoire est simple. Alors que cinq petites filles d’une dizaine d’années jouent ensemble pour la fête d’O-Bon, l’une d’elles part avec un inconnu et on la retrouve assassinée à la fin de la journée, à quelques mètres de ses amies. Bien que les autres filles aient vu l’assassin, bizarrement, ce dernier reste un inconnu car la police n’arrive pas à obtenir une description de la part des enfants. Et, lorsque la mère de la petite fille assassinée s’en mêle, comment les survivantes vont-elles réagir? Doivent-elles vraiment expier pour une faute qu’elles n’ont pas commise?

Ce livre se décompose en plusieurs chapitres. Chacun de ces chapitres va correspondre à une des protagonistes. Chacun des titres des chapitres est axé sur une caractéristique de chaque personnage. L’auteure va expliquer la vie telle qu’elle était perçue par chacun et ce qui a changé avec l’homicide. On va suivre la vie de chaque personnage et leur évolution jusqu’à la prescription du crime, environ quinze ans plus tard. Aux quatre fillettes, va se rajouter une personne supplémentaire. De plus, chaque protagoniste va raconter son histoire à la première personne du singulier pour appuyer encore plus ce qui a pu lui arriver dans sa vie. Le dernier volet, de quelques pages, donne la solution et la raison de cet homicide.

Bien que court (moins de deux cent cinquante pages), l’auteur a un rythme et un style tout en finesse. La description de certains passages, qui serait pénible et douloureuse à lire, est juste évoquée. Elle va donner un élément qui va faire comprendre aux lecteurs l’horreur de la scène. A chaque chapitre, elle distribue des miettes d’information qui vont permettre de raisonner et de se poser des questions pertinentes. Au fur et à mesure de l’histoire, ce qui paraissait aller de soi n’est qu’un faux-semblant. La vérité n’est pas ce qu’elle semble être. La tension monte avec les découvertes et les questionnements de chacun. Et, la conclusion n’est qu’une explication d’une ignorance.

Outre cette histoire d’homicide, l’auteure va confronter deux univers, deux types de culture différents en rajoutant la notion de « hiérarchie » très présente au pays du soleil levant. Ce duel va être symbolisé par les enfants. Ce qui leur paraissait le summum de la classe va être dégradé par rapport aux nouveaux arrivants. Les uns essaient de trouver leurs marques dans un monde qui leur semble ancien alors que les autres envient les premiers et ne veulent pas les intégrer. Les deux univers ont du mal à se comprendre et à communiquer. Les préjugés vont bon train. Tout cela est évoqué par de légères touches au niveau de la vie quotidienne par des choses qui sembleraient étranges dans l’un ou l’autre de ces deux univers. Les enfants vont le démontrer tout au long de l’histoire.

Les personnages sont stéréotypés surtout les enfants avec une caractéristique mise en exergue : la petite timide, la grande sœur responsable, la sportive ou celle qui est en bonne santé. Chacune va percevoir le traumatisme de l’homicide ainsi que leur incapacité à se souvenir de l’agresseur de façon différente. Leur psyché va les protéger, soit en niant un aspect de leur corps, de leur aspect, soit en les convaincant que leur vision d’elle-même est fausse. Cela va engendrer des conséquences graves dans leur vie future. De plus, elles vont devoir gérer un deuxième traumatisme : l’expiation demandée par la mère de la victime. Cette dernière ne considère que son propre malheur. Elle considère que les camarades de sa défunte fille ont échoué dans leur rôle premier : retrouver l’assassin de sa fille. Elle va leur imposer une pression supplémentaire qui va peser lourdement sur leur psyché. La question que l’on peut se poser est de savoir si c’est l’homicide ou les paroles de la mère qui va conditionner leur futur. L’auteur rajoute un doute significatif sur le sujet. Elle laisse au lecteur le choix de trancher.

Etant dans ma période de romans japonais, celui-ci est le plus récent en termes d’écriture. Et, je peux vous dire que l’auteure est très efficace pour mettre en place une atmosphère. J’ai vite senti la différence de comportement entre les nouveaux venus s’installer à la demande de leur entreprise et les natifs qui se contentaient de peu car c’était ce qu’ils avaient toujours connus. On ressent les disparités de vie, de culture comme si on y était, comme si on pouvait se mettre à la place de chacun des protagonistes en se demandant comment on aurait réagi dans de telles circonstances. La culpabilité des fillettes va les poursuivre tout au long de leur vie, alourdie par la sanction de la mère de la victime.

Et, on sent ce poids qui écrase chacune d’elle lorsqu’on prend connaissance de leur histoire. Mais, là où l’auteur est proprement diabolique, c’est qu’elle va vous expliquer que « l’ignorance est la mère de tous les crimes », qu’elle « est la mère de tous les maux ». Car ce qui semble être la vérité n’est qu’une vengeance. Contre qui et pourquoi, difficile de le savoir. Il faudra attendre la conclusion pour comprendre. Ce sont des faux-semblants qui gouvernent les différents protagonistes. On ne peut effacer le passé car il interviendra toujours sur le futur. Le passé se vengera toujours de ce qui a pu se passer, quitte à détruire tout le monde. Il m’a fallu lire quelques pages deux fois pour comprendre certains des sous-entendus de l’auteur car mon cerveau avait décidé de passer outre le message. Efficace, diabolique, manipulateur et tout en sous-entendus, avec une précision dans la description des différences entre les protagonistes qui vont arriver au même point, voici un succinct résumé de ce roman. A lire absolument pour découvrir la noirceur de l’âme humaine. Auteur à suivre.

Sur ces dernières paroles, je m’en vais voguer de librairies en bibliothèques avant de vous parler d’une autre œuvre japonaise. A très bientôt.

Les yeux fumés de Nathalie Sauvagnac

Editeur : Editions du Masque

C’est Coco qui a attiré mon attention sur ce roman, à coté duquel je serai passé, parce que, a priori, en lisant la quatrième de couverture, c’est un sujet tellement casse-gueule que je n’aurais pas osé tenter cette lecture. Et j’aurais eu tort, car ce roman a vraiment une âme, un ton pour dire les choses, un coté attachant.

Dans une cité faite de verticalités, il n’y a pas de place pour l’espace du rêve, pour imaginer l’horizon, un autre horizon. C’est la réflexion que je me suis faite pendant ma lecture. Il y a deux façons de vivre là : accepter ou se rebeller, subir ou fuir.

Philippe est le personnage principal de ce roman. Il vit dans une cité, chez ses parents et n’a pas tout à fait 18 ans, l’âge où il peut envisager de s’en aller. Avec la mère qui tient le ménage avec poigne et le père effacé et taiseux, il y a Arnaud l’aîné qui travaille dans un garage et les petits jumeaux. Philippe qui sèche de plus en plus de cours a donc du mal à trouver sa place dans sa famille mais aussi dans la société.

Alors il passe le temps, ce maudit temps, son ennemi. Il traîne dans la cité, vole un sandwich et une bière à midi et attends le soir. Heureusement, il y a Bruno, son ami, son seul ami. Bruno a la tchatche comme on dit. Il raconte ses voyages, les paysages qu’il a vus, les femmes qu’il a rencontrées. Il a vécu une vie de fantasme pour quelqu’un qui doit se résigner à s’allonger devant les barres verticales. Bruno dit-il la vérité ou invente-t-il ses aventures ? Au fond pour Philippe, cela n’a pas d’importance. Mais deux événements vont profondément bouleverser sa vie inutile.

Roman social par excellence, Les yeux fumés est une vraie découverte et une sacrée surprise venant d’une auteure que je ne connaissais pas. A lire la quatrième de couverture ou même mon humble résumé, ce n’est pas forcément attirant. Et pourtant, c’est bien par la simplicité de l’écriture que ressort la force (j’allais dire la puissance) de l’émotion. Et c’est de cette simplicité que se dévoile un tableau éloquent.

L’auteure nous montre tout le problème d’un contexte social qui n’a jamais été aussi brûlant. Il y a ceux qui veulent s’en sortir, et qui deviendront au mieux comptable dans un garage miteux et il y a ceux qui baissent les bras devant un combat perdu d’avance. Et certaines phrases ne manquent pas de le montrer. On pourrait ranger Philippe dans la deuxième catégorie et ce serait réduire le roman à une bien maigre partie de ce qu’il est.

Car c’est aussi un formidable portrait psychologique d’une génération de jeunes qui se sentent perdus, sans repères, qui grâce (ou à cause) des médias sont conscients de plus en plus tôt de ce qu’est la société et qui, devant le mur qu’on leur promet, se sentent démunis et sans armes pour l’affronter. C’est un portrait de jeunes original au sens où Nathalie Sauvagnac ne nous montre pas un irresponsable (comme on le voit ou lit souvent) mais la naissance d’un marginal découragé.

Divisé en deux parties (avant et après ses 18 ans, avant et après la famille, avant et après Bruno, avant et après …), ce roman ne prend pas de gants avec son lecteur, au sens où il montre tout, avec les mots de Philippe. Il n’est pas violent, mais juste dans ses paroles, dans ses expressions, vrai dans ses émotions. Et c’est par cette justesse qu’il arrive à toucher en plein dans le mille, par cette volonté de ne pas porter de jugement et d’écrire (décrire) une histoire ancrée dans le quotidien des cités.

J’ai essayé de ne pas paraphraser l’excellent billet de Yan que voici