Archives pour la catégorie Littérature croate

Le collectionneur de serpents de Jurica Pavicic

Editeur : Agullo

Traducteur : Olivier Lannuzel

Après l’Eau rouge et La Femme du Deuxième Etage, Jurica Pavicic nous revient cette fois-ci avec un recueil de cinq longues nouvelles qui nous montre son pays, avant, pendant et après la guerre civile.

Le collectionneur de serpents :

Alors qu’il vient tout juste d’ouvrir une boutique et un entrepôt de stockage, Dino, un jeune homme se retrouve convoqué dans l’armée. Il est envoyé vers Dubrovnik pour tenir une position stratégique près d’une route. Il devient ami avec deux jeunes comme lui dont l’un tue les serpents et les accroche à la branche d’un arbre.

Le tabernacle :

Un coup de fil de Bàsic leur annonce la mort d’un homme à qui on a octroyé leur appartement par réquisition. Depuis 1946, Niko et Maja ont multiplié les recours en vain. Quand ils visitent leur appartement, une des portes est définitivement fermée.

La patrouille de route :

Malgré le fait qu’ils soient frères, ils ne se ressemblent en rien. Josip Jonjic entre dans la police alors que Frane devient trafiquant. Entre les deux, une femme amènera une conclusion inattendue de cette nouvelle.

La sœur :

Deux sœurs se retrouvent séparées par la guerre, chacune habitant de l’autre côté de la frontière. Elles n’arrivent pas à se mettre d’accord pour la vente de la maison de famille idéalement située sur une île touristique.

Le héros :

Robert s’installe dans un village proche de la frontière pour y exercer son métier de géomètre. Les apparences sont trompeuses, et il va s’absenter de nuit pour aller en Serbie. Car on oublie difficilement un conflit.

Mon avis :

Si dans ses deux autres romans, Jurica Pavicic écrivait des allégories sur l’évolution contemporaine de son pays, il revient ici sur la guerre brutalement dans la première nouvelle et en toile de fond sur les autres. Tous ces récits ont en commun de parler de gens du peuple et de montrer l’impact du conflit sur leur vie quotidienne. Montrer le quotidien des gens pourrait paraitre impossible mais sous la plume de Jurica Pavicic cela devient juste et  passionnant.

Parce que, quelle que soit l’histoire ou le personnage, il prend le temps de détailler leur vie, il se met à leur niveau, ajoutant par petites touches des détails qui permettent de côtoyer ces pauvres gens, tout en évitant de les plaindre. De l’horreur de la guerre dans la première nouvelle, aux familles déchirées dans La sœur, en passant par les impacts de la guerre. On y abordera aux la réaction au conflit, certains préférant oublier, d’autres restant hantés par cette guerre.

Remarquable, c’est le terme qui me vient à l’esprit tant je suis époustouflé par la simplicité du style, son pouvoir d’évocation et cette faculté rare de créer de l’émotion pure sans en avoir l’air. Chaque nouvelle va forcément toucher le lecteur puisque on se retrouve dans au moins une des scènes. Et ce recueil, derrière sa simplicité, parvient à donner une touche universelle à la vie de ces gens qui ont subi un conflit ordonné par des puissants, et tous les ressentiments qui les accompagnent.

La femme du deuxième étage de Jurica Pavicic

Editeur : Agullo

Traducteur : Olivier Lannuzel

Auréolé de nombreux prix pour son précédent roman, L’eau rouge, Jurica Pavicic est attendu au tournant avec la parution chez nous d’un deuxième roman totalement différent, mais pas tout à fait, tout en restant fascinant par son autopsie de la société croate.

Bruna se lève comme tous les jours à cinq heures du matin. Elle sort de sa cellule pour aller préparer le petit déjeuner pour le personnel et les prisonnières de la prison de Pozega. Elle a déjà passé nombre d’années derrière les barreaux et espère alléger sa peine grâce à son poste de cuisinière et a une conduite irréprochable. Elle essaie de se rappeler comment tout cela a commencé, même si elle ne nie pas son accusation de meurtre avec préméditation.

En français, on dit qu’avec des si, on mettrait Paris en bouteille. Et si, quinze ans auparavant, Bruna n’avait pas suivi son amie Suzana, si elle n’avait pas assisté à la fête d’anniversaire de Zorana, s’ils n’avaient pas passé quatre fois de suite le slow « Killing me softly », elle n’aurait pas rencontré Frane, ils ne se seraient pas aimé, elle ne l’aurait pas épousé, elle n’aurait pas été obligée de subir Anka, sa belle-mère.

Sauf que dans la vraie vie, dans sa vie, elle est tombée amoureuse de Frane, si beau, si gentil, si attentionné. Ils se sont mariés et il a dû quitter le domicile familial, quitter sa mère, pour habiter avec lui et sa mère, dans une maison à deux étages à moitié terminée. Frane s’est montré si différent, sous la coupe de sa mère et de sa sœur, obligé de partir plusieurs mois sur un bateau pour ramener de l’argent. A ce moment, son calvaire a commencé.

Avec L’Eau rouge, Jurica Pavicic montrait l’impact de la disparition d’une jeune fille sur sa famille, pendant plusieurs décennies et étendait son intrigue au niveau de son pays. De la même façon, avec La femme du deuxième étage part d’une intrigue simple, qui ne comporte aucune surprise, puisqu’on sait dès le départ le meurtre commis par Bruna, aucun suspense, aucune action, aucun rebondissement, et nous en dit énormément sur les femmes.

Car malgré un scénario simple, l’auteur nous tient en haleine, ou plutôt nous passionne par la façon d’enchainer les scènes, par sa façon de détailler la psychologie de Bruna et par le contexte, qui peut sembler juste esquisser mais qui est ramené au premier dans une scène finale que j’ai trouvé grandiose, formidablement réussie. Je me demande même si Bruna n’est pas une allégorie de son pays, obligée de suivre une voie qui n’est pas la sienne.

Car Bruna nous apparait simple, presque naïve, rêvant juste d’amour et d’eau fraiche, jusqu’à ce qu’elle soit obligée de cohabiter avec sa belle-famille et de s’apercevoir que sa vie n’est pas celle dont elle rêve. Et dans l’esprit de Bruna, à l’image de la jeune génération, la morale passe après ses désirs, ses besoins, et elle est prête à toutes les extrémités pour se sortir d’une situation qui ne lui plait pas.

D’ailleurs, ce roman de femmes nous montre quatre personnalités bien différentes, en dehors de Bruna. La belle-mère Anka a toujours travaillé pour vivre, elle ne sait pas s’arrêter et n’a pas baissé les bras après la mort de son mari. La mère de Bruna enchaine les amants pourvu qu’ils soient riches et lui offrent le luxe et l’oisiveté. La sœur de Frane, elle, tient à ses biens, et les défend bec et ongles ; elle est destinée à prendre la suite d’Anka et à profiter de ce qu’aura construit sa mère. Et puis, on trouve le double de Bruna, Suzana, qui a su rester dans la légalité, qui a du faire des compromis pour au final finir malheureuse dans sa vie de tous les jours.

On ne ressent pas de pitié ou de sympathie envers cette jeune femme qui nous raconte sa vie. Et pourtant, ce roman ne ressemble pas à un roman sur une criminelle. Il se révèle passionnant par ce qu’il montre et par ce qu’il ne dit pas, tout ce qu’il laisse en esquisse pour donner au lecteur une sphère de réflexion. Et puis, Bruna et Suzana représentent la Croatie de demain, avec entre leur main un choix complexe à prendre : faire des compromis et perdre sa culture, ou bien défendre son caractère et son histoire. La dernière scène du roman m’a laissé pantois, quant à l’ouverture du sujet.

Ne ratez pas l’avis de Jean Marc Léhérrère, que j’ai essayé de ne pas copier.

L’eau rouge de Jurica Pavicic

Editeur : Agullo

Traducteur : Olivier Lannuzel

Bénéficiant d’avis unanimes chez les blogueurs ainsi que d’un bouche-à-oreille plus que positif, j’avais acheté ce roman et l’avais mis de côté pour ce mois de décembre. Si je devais trouver un qualificatif à cette lecture, il tiendrait en un mot : Magnifique !

Le roman nous présente une famille habitant Misto, à coté de Split. Dans ce petit village de pêcheurs, la vie y est paisible et imperméable aux remous de la fin des années 80. Jakob Vela, le père de famille occupe un poste de comptable et Vesna, sa femme travaille au collège en tant que professeur de géographie. Ils ont eu la chance d’avoir deux jumeaux hétérozygotes, Silva et Mate, adolescents de 17 ans.

En ce 23 septembre 1989, après le repas du soir, Silva monte dans sa chambre et en redescend habillée pour sortir. Elle leur annonce qu’elle va à la fête des pêcheurs. Ses derniers mots sont : « J’y vais… Allez salut. ». Le lendemain matin, la chambre ne montre aucun signe attestant qu’elle est rentrée. Toute la famille va donc signaler la disparition et rencontre Gorki, l’inspecteur qui sera en charge de l’enquête.

Après avoir interrogé les jeunes gens qui ont rencontré Silva à la fête, les policiers vont fouiller la maison et découvrent un paquet de drogue caché dans la gouttière. Toute la famille va se mettre à chercher Silva en arpentant la Yougoslavie, devant la lenteur de l’enquête. Bientôt, la mort de Tito, la chute du communisme et le conflit serbo-croate vont reléguer Silva aux oubliettes, mais pas pour Jakob, Mate et Vesna.

Autant le dire de suite, ce roman est une pure merveille, à tel point qu’il en devient vertigineux par moments. Si l’intrigue peut faire penser à celle d’un polar, l’auteur choisit de montrer l’impact de cette disparition, dans une spirale qui part de la famille pour s’étendre à l’échelle du pays. Cette histoire dramatique va s’étaler sur trente années pendant lesquelles la vie de chacun et de tous va connaitre des changements irrémédiables.

L’auteur va donc décrire la famille, et sa volonté de ne jamais baisser les bras. Jakob et Mate vont donc arpenter les routes de l’Europe à la recherche de la moindre trace, collant des affiches, interrogeant la moindre personne, utilisant Internet pour créer un site dédié à Silva. Puis, Jurica Pavicic va étendre son observation aux habitants du village, Gorki bien-sûr, marqué par cette affaire qui va résonner comme un terrible échec, mais aussi les jeunes qui vont la fréquenter lors de cette dernière soirée.

Après deux ans d’enquête, la Yougoslavie va entrer dans une terrible et meurtrière guerre qui va reléguer leur recherche au second plan. Pour autant, l’auteur va continuer à nous montrer l’itinéraire de chacun, tout en élargissant son scope au pays, plongé dans une guerre fratricide, qui va inaugurer des changements irrémédiables et mener la Croatie à se laisser séduire par les chants de la modernité : le tourisme, l’argent facile, les créations de lotissements en bord de mer, la perte de leur identité.

Jusqu’aux dernières pages, nous ne saurons pas comment va finir cette histoire. Mais tout au long de ces 360 pages, nous aurons vécu trente années de transformation d’un pays, en se positionnant au niveau des gens. Avec une forme de roman psychologique, l’auteur a su créer une spirale époustouflante qui va mêler et mélanger les petites histoires avec la Grande Histoire, sans jamais juger, mais en nous montrant clairement que l’on ne peut lutter contre un bulldozer, juste observer les conséquences. Magnifique !