Editeur : Agullo
Traducteur : Olivier Lannuzel
Auréolé de nombreux prix pour son précédent roman, L’eau rouge, Jurica Pavicic est attendu au tournant avec la parution chez nous d’un deuxième roman totalement différent, mais pas tout à fait, tout en restant fascinant par son autopsie de la société croate.
Bruna se lève comme tous les jours à cinq heures du matin. Elle sort de sa cellule pour aller préparer le petit déjeuner pour le personnel et les prisonnières de la prison de Pozega. Elle a déjà passé nombre d’années derrière les barreaux et espère alléger sa peine grâce à son poste de cuisinière et a une conduite irréprochable. Elle essaie de se rappeler comment tout cela a commencé, même si elle ne nie pas son accusation de meurtre avec préméditation.
En français, on dit qu’avec des si, on mettrait Paris en bouteille. Et si, quinze ans auparavant, Bruna n’avait pas suivi son amie Suzana, si elle n’avait pas assisté à la fête d’anniversaire de Zorana, s’ils n’avaient pas passé quatre fois de suite le slow « Killing me softly », elle n’aurait pas rencontré Frane, ils ne se seraient pas aimé, elle ne l’aurait pas épousé, elle n’aurait pas été obligée de subir Anka, sa belle-mère.
Sauf que dans la vraie vie, dans sa vie, elle est tombée amoureuse de Frane, si beau, si gentil, si attentionné. Ils se sont mariés et il a dû quitter le domicile familial, quitter sa mère, pour habiter avec lui et sa mère, dans une maison à deux étages à moitié terminée. Frane s’est montré si différent, sous la coupe de sa mère et de sa sœur, obligé de partir plusieurs mois sur un bateau pour ramener de l’argent. A ce moment, son calvaire a commencé.
Avec L’Eau rouge, Jurica Pavicic montrait l’impact de la disparition d’une jeune fille sur sa famille, pendant plusieurs décennies et étendait son intrigue au niveau de son pays. De la même façon, avec La femme du deuxième étage part d’une intrigue simple, qui ne comporte aucune surprise, puisqu’on sait dès le départ le meurtre commis par Bruna, aucun suspense, aucune action, aucun rebondissement, et nous en dit énormément sur les femmes.
Car malgré un scénario simple, l’auteur nous tient en haleine, ou plutôt nous passionne par la façon d’enchainer les scènes, par sa façon de détailler la psychologie de Bruna et par le contexte, qui peut sembler juste esquisser mais qui est ramené au premier dans une scène finale que j’ai trouvé grandiose, formidablement réussie. Je me demande même si Bruna n’est pas une allégorie de son pays, obligée de suivre une voie qui n’est pas la sienne.
Car Bruna nous apparait simple, presque naïve, rêvant juste d’amour et d’eau fraiche, jusqu’à ce qu’elle soit obligée de cohabiter avec sa belle-famille et de s’apercevoir que sa vie n’est pas celle dont elle rêve. Et dans l’esprit de Bruna, à l’image de la jeune génération, la morale passe après ses désirs, ses besoins, et elle est prête à toutes les extrémités pour se sortir d’une situation qui ne lui plait pas.
D’ailleurs, ce roman de femmes nous montre quatre personnalités bien différentes, en dehors de Bruna. La belle-mère Anka a toujours travaillé pour vivre, elle ne sait pas s’arrêter et n’a pas baissé les bras après la mort de son mari. La mère de Bruna enchaine les amants pourvu qu’ils soient riches et lui offrent le luxe et l’oisiveté. La sœur de Frane, elle, tient à ses biens, et les défend bec et ongles ; elle est destinée à prendre la suite d’Anka et à profiter de ce qu’aura construit sa mère. Et puis, on trouve le double de Bruna, Suzana, qui a su rester dans la légalité, qui a du faire des compromis pour au final finir malheureuse dans sa vie de tous les jours.
On ne ressent pas de pitié ou de sympathie envers cette jeune femme qui nous raconte sa vie. Et pourtant, ce roman ne ressemble pas à un roman sur une criminelle. Il se révèle passionnant par ce qu’il montre et par ce qu’il ne dit pas, tout ce qu’il laisse en esquisse pour donner au lecteur une sphère de réflexion. Et puis, Bruna et Suzana représentent la Croatie de demain, avec entre leur main un choix complexe à prendre : faire des compromis et perdre sa culture, ou bien défendre son caractère et son histoire. La dernière scène du roman m’a laissé pantois, quant à l’ouverture du sujet.
Ne ratez pas l’avis de Jean Marc Léhérrère, que j’ai essayé de ne pas copier.