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Les fils de Shifty de Chris Offutt

Editeur : Gallmeister

Traducteur : Anatole Pons-Reumaux

Après le formidable premier tome de cette trilogie, Les gens des collines, voici donc la suite qui est tout aussi passionnante.

Mick Hardin, membre du Criminal Investigation Division de l’armée, est toujours en permission dans sa ville natale de Rocksalt dans le Kentucky. Il se remet d’un attentat à l’explosif qui l’a blessé à la jambe. Sa sœur Linda le loge alors qu’elle doit préparer sa réélection au poste de shérif. Il reste une semaine à Hardin avant son retour et il continue à consommer des médicaments antidouleurs. Il doit aussi faire face à la demande de divorce de sa femme qui vient d’avoir un bébé avec un autre homme.

Un chauffeur de taxi découvre sur un parking de supermarché abandonné le cadavre d’un homme criblé de balles. Mick et Linda se rendent sur place et s’aperçoivent que le corps a été déplacé, vue la faible quantité de sang sur place. Linda identifie rapidement le mort, Barney « Fucking » Shifty, un dealer d’héroïne du coin. Pour la police, il s’agit sans aucun doute d’un règlement de comptes entre trafiquants, donc il est inutile d’enquêter.

Alors que Linda doit assurer sa campagne pour sa réélection au poste de shérif, visiter les gens, distribuer des tracts, planter des pancartes, elle demande à Mick d’aller annoncer la nouvelle de la mort de son fils à la veuve Shifty. Celle-ci propose à Mick de l’argent pour qu’il identifie les assassins, ce que Mick refuse. Par contre, il voit dans cette enquête la possibilité d’aider sa sœur et de s’occuper l’esprit pour éviter de prendre ses médicaments addictifs, tels que l’oxycodone. Bientôt, c’est Mason, le deuxième fils Shifty qui est abattu.

Autant vous rassurer tout de suite, il n’est pas nécessaire d’avoir lu le précédent roman de cette trilogie (Les gens des collines) avant d’attaquer celui-ci. Cela vous permettra juste de vous retrouver en terrain connu et de retrouver certains personnages, surtout ceux du bureau du shérif.

Car dans cette enquête, Chris Offutt nous présente d’autres personnages (dits secondaires) comme si on les connaissait depuis toujours. Il possède ce talent de nous immerger dans la vie d’une petite ville où tout le monde se connait, au milieu d’un paysage magnifique et va nous décrire tous les trafics qui s’y déroulent. On a toujours, au détour d’une scène, une phrase magique pour faire le parallèle entre la beauté de la nature (faune ou flore) et la laideur des hommes occupés à gagner leur argent salement.

Par contre, on ressent beaucoup de tendresse envers les habitants honnêtes de cette contrée. Je prendrai comme exemple Jacky Merle, l’inventeur fou qui s’enferme dans son garage pour sortir des innovations qui faciliteront la vie de tout un chacun. Chris Offutt nous parle aussi du rôle de proximité du shérif, sa présence nécessaire pour rassurer les habitants ou même les petits problèmes auxquels Linda doit faire face comme cette fois où elle doit récupérer un chien qui a sauté d’un balcon.

Outre l’intrigue menée de façon remarquablement maitrisée, Chris Offutt met en valeur les zones rurales des Etats-Unis où l’ambiance est plutôt calme, où l’économie est en berne, où les gens survivent dans la précarité et où, sous la surface, apparaissent toutes sortes de trafics (drogues ou autres) en parallèle de ceux légaux (les médicaments addictifs). On y voit aussi des gens du cru, habitués à une vie dure, taiseux, parlant d’un hochement de tête qui remplacent des phrases inutiles.

Jamais misérabiliste ni défaitiste, Chris Offutt reste toujours factuel et nous dépeint une Amérique à deux vitesses, loin de celle des riches des villes. On y sent une fracture évidente en se concentrant sur ceux qui n’ont rien et qui se débrouillent pour survivre, tout en montrant combien la nature peut être si belle devant les saloperies dont sont capables les hommes. On gardera longtemps en mémoire ce voyage dans les paysages magnifiques du Kentucky, avec l’impression d’avoir côtoyé ses habitants, un sacré coup de force.

La sagesse de l’idiot de Marto Pariente

Editeur : Gallimard – Série Noire

Traducteur : Sébastien Rutés

Outre d’être une découverte, ce premier roman (sauf erreur de ma part) est une excellente surprise aussi bien dans sa forme que dans son fond, le genre de polar attachant dont l’on ressort pleinement satisfait, voire plus. Formidable !

Toni Trinidad, c’est pas le genre très malin. Orphelin très jeune, il s’est donné pour mission de protéger sa sœur Vega … et inversement. Heureusement, ils sont tombés dans une famille d’adoption qui leur a permis après un passage traumatisant dans l’orphelinat. Leur père adoptif a négocié avec le maire un poste de policier municipal pour Toni et Vega a obtenu la gestion d’une casse automobile à Ascuasà la suite de la disparition de son mari violent Chimo.

Toni a l’habitude d’aller prendre son café chez son ami Triste, et de commencer sa journée ensuite, avec une visite chez sa sœur. Mais ce matin-là, on lui apprend que Triste s’est pendu à la branche d’un de ses arbres. Quand il arrive, il observe trois traces de pneus de voiture, une de trop. Mais qui est-il, lui, pour donner des leçons à la police judiciaire alors qu’on le connait comme l’idiot du village.

Vega a un problème avec l’alcool, et un ras-le-bol de sa vie, coincée dans ce village. Comme elle utilise sa casse comme plateforme pour le trafic de drogue de l’Apiculteur, une idée émerge de garder une livraison pour elle. Elle vient justement d’apprendre qu’une voiture pleine d’argent allait transiter chez elle. Mais les hommes de Rocha, de la brigade des stupéfiants, guettent devant sa porte, sans qu’elle le sache. 

A priori, des intrigues mettant en scène un village où les habitants représentent une frange de la population se retrouvent plutôt et aisément chez les auteurs anglo-saxons. Et il est toujours surprenant de trouver des auteurs se lançant dans cette aventure sachant qu’ils se comparent aux maîtres du genre, Jim Thompson en tête. Pourtant, on retrouve dans ce roman une véritable originalité voire une liberté dans le traitement, une certaine folie déjantée et un humour grinçant à souhait typique de la littérature espagnole (dont je ne suis pas un spécialiste, je préfère le préciser).

L’idée de génie est de positionner en plein milieu de ce marasme explosif un « idiot du village » ou du moins veut-il se faire passer pour tel, tout en autodérision, en se dévalorisant à tout moment. D’ailleurs, il précise qu’il réalise une action pour faire avancer son enquête dans le but de bien se faire voir par les gens. On va voir Toni se prendre des coups voire plus jusqu’à ce qu’une étincelle fasse resurgir l’homme qui est en lui.

En termes de liberté d’écriture, Marto Pariente s’autorise tout, donnant voix à chacun des personnages comme les meilleurs romans choraux, mais variant de l’un à l’autre dans la syntaxe, la narration pour Toni, le tutoiement pour Vega, et la troisième personne pour les autres. Cela lui permet d’évoquer la vie de famille, la difficulté de vivre de son travail, la corruption, le pouvoir des politiques, la soif inassouvie d’argent des promoteurs immobiliers, la complicité des banques, la course à la promotion professionnelle …

De toutes ces intrigues mêlées avec brio, Marto Pariente nous présente une situation explosive n’attendant qu’une étincelle pour tout se transforme en catastrophe et cela ne manque pas de survenir. Et malgré l’amoralité affichée et les attitudes minables de tout un chacun, on se retrouve avec une lecture fortement addictive pleine de célérité grâce à ses chapitres ultra-courts. L’auteur se permet même de nous surprendre jusqu’à la dernière ligne, avec un événement totalement inattendu, signe d’un grand, ou futur grand du polar. A découvrir d’urgence.

Un grand merci à Coco mon dealer de livres pour ce prêt. Il a comparé ce roman à un film des frères Coen totalement déjanté.

La dernière maison avant les bois de Catriona Ward

Editeur : Sonatine

Traducteur : Pierre Szczeciner

Accompagné de nombreux éloges mais aussi d’avis contraires, il semblerait que ce roman attise les avis du Net. Je le confirme, il faut se laisser mener par Catriona Ward pour atteindre, cent pages avant la fin, le dénouement et le Nirvana Littéraire.

Ted habite en solitaire une petite maison au fond de Needless Street. Onze années auparavant, une fillette de six ans, surnommée la petite fille à la glace au sirop a disparu proche du lac. La police a interrogé tous les habitants alentour, suivie par les journalistes. Ted fut le seul à être pris en photo, contre son opinion, et fut donc le seul à apparaitre à la Une des journaux. Les gens lui ont jeté des pierres, cassant ses fenêtres, alors il a décidé de cloitrer sa maison avec de grandes planches en bois.

Ce matin-là, sinistre anniversaire de la disparition de la fillette, Ted trouve des oiseaux collés sur le rebord de l’abreuvoir. Quelqu’un a dû apposer de la glu pour les tuer. Tout le monde sait qu’il aime les oiseaux ; les gens ont voulu l’atteindre par l’intermédiaire des oiseaux. Il ne peut rien faire pour les sauver. Par un trou percé dans une planche, il voit la dame au chihuahua ; il est sûr qu’elle le surveille. Il préfère jouer avec sa fille Lauren.

Olivia, son chat, saute sur ses genoux pour avoir son lot de caresses. Olivia confie ses pensées, en léchant sa patte qui lui fait mal. Pour elle, tous les hommes sont des teds. Elle se rappelle comment Ted l’a sauvée en la trouvant dans un fossé. Depuis, elle habite dans un congélateur où Ted a percé des trous pour respirer. Elle regarde dehors en espérant voir un chat passer dans la rue.

Onze ans auparavant, Dee passait de belles vacances au bord du lac avec ses parents et sa jeune sœur Lulu. Jeune adolescente, ça l’énervait d’être suivie par Lulu ; elle aurait préféré rencontrer des garçons ! Alors qu’elle doit aller aux toilettes, elle en oublie sa sœur. En sortant, il faut bien se rendre à l’évidence qu’elle a disparu. Depuis ce jour-là, Dee cherche sa sœur, jusqu’à venir louer une maison dans Needless Street.

Ma foi, je pense que ce roman est et restera le roman le plus étrange que j’aurais lu cette année. Dès le début, on a droit à des fautes de conjugaison avant que Ted explique qu’il a toujours eu du mal avec les verbes. Quand il explique la mésentente qu’il subit, le harcèlement des voisins, il en devient poignant, puis on trouve des éléments perturbants qui ne « collent » pas avec ce qu’il disait.

Le principe est expliqué dans ces premiers chapitres : tout ce que vous croyez lire, ce que vous croyez voir n’est que le prisme de votre interprétation. Car après Ted, Olivia, un chat qui parle, va nous expliquer sa vie, et sa vision de son environnement. Puis entrent en jeu Dee la seule personne saine et Lauren qui nous décrit ses peurs.

La construction, basée sur celle d’un roman choral, fait tout pour nous déstabiliser. La trame est plus ou moins linéaire, avec quelques retours sur le passé, mais les faits décrits ne nous aident pas à comprendre où l’auteure veut en venir. Je me suis demandé si je devais continuer ou arrêter ma lecture, mais j’ai persévéré car je ne pouvais pas comprendre que des blogueurs que je suis (dont Yvan) aient encensé ce roman s’il ne présentait pas un quelconque intérêt.

Il faudra arriver aux cent dernières pages (sur quatre cents) pour avoir un gigantesque chamboulement qui va faire voler en éclat tout ce que nous avions cru comprendre de cette situation. Et du coup, comme dirait mon fils, nos croyances vont exploser ; ce que j’avais pris pour des longueurs se révèlent justifiées par les indices parsemés de-ci de-là. Et la postface de l’auteure nous éclaire à la fois sur ce qu’elle a voulu montrer et sur ce qu’elle a voulu construire. Alors, vous voilà prévenus, si vous voulez un roman surprenant, extraordinaire et que vous êtes patients, La dernière maison avant les bois est fait pour vous. Je peux juste ajouter que la fin en vaut le coup !

Une saison pour les ombres de Roger Jon Ellory

Editeur : Sonatine

Traducteur : Etienne Gomez

Moi qui ai lu presque tous les romans de Roger Jon Ellory, je peux ressentir derrière ce nouveau titre à la fois l’évolution de l’auteur et sa passion pour la psychologie humaine, la faculté de l’homme à prendre des décisions et les assumer … ou pas. Le Ellory nouveau est arrivé !

Montréal, 2011. Jack Devereaux parcourt la maison qui a été la proie de l’incendie avec son comparse Ludovick Caron. En tant qu’enquêteur pour la compagnie d’assurance, il s’aperçoit vite qu’un court-circuit dans un appareil ménager est à l’origine du sinistre. Jack est surpris de recevoir un coup de fil d’un numéro inconnu. Le shérif de Jasperville l’informe que son frère Calvis a été arrêté pour tentative de meurtre.

Calvis, son petit frère, vient se rappeler à ses souvenirs, de même que Jasperville, qu’il a voulu oublier ;Jasperville, que l’on surnomme Despairville, petite commune située à l’extrême nord-ouest du Canada et qui vit uniquement grâce à ses mines de métaux ferreux. Pour Jack, Jasperville représente son pire cauchemar, un endroit inhumain ne connaissant que rarement des températures positives, une ville de 5000 habitants enclavée par les monts Torngat, surnommés le lieu des esprits mauvais par les indiens ayant vécu là auparavant.

Canada Ironexploite les minerais issus des roches éruptives de Jasperville. A cause de la crise économique, en 1969, Henri Devereaux accepte un poste de contremaître et y emmène sa famille, Elisabeth sa femme et ses deux enfants Juliette et Jacques, ainsi que le grand-père William. William raconte les légendes indiennes et le Wendigo, un esprit malfaisant qui prend possession des hommes et leur fait faire des meurtres. Dès 1972, un corps de jeune fille est retrouvé dans les bois. Le policier en poste en déduit vite qu’elle a été attaquée par un animal, un ours ou un loup.

Le Ellory Nouveau est arrivé ! cela peut paraitre bizarre comme entrée en matière, comme si je le comparais au Beaujolais. Détrompez-vous, le but de cette phrase d’introduction est bien de mettre l’accent sur tout ce qui change chez cet auteur incontournable dans le paysage du polar contemporain.

Commençons par le contexte : Roger Jon Ellory reste sur le continent américain mais change de pays : direction le Canada et en particulier l’extrême nord du pays, avec son climat rigoureux, inhumain, où les températures descendent à -40°C et la population ne voit quasiment jamais le soleil. L’auteur utilise cet aspect pour les conséquences sur la psychologie des gens, enfermés chez eux, renfermés sur eux-mêmes.

Il apparait donc logique que de nombreuses légendes fassent leur apparition, et en particulier celles émanant des tribus indiennes. Avec la proximité des Monts Torngat qui pèsent sur le village comme une main maléfique se refermant sur la petite ville, Roger Jon Ellory utilise à merveille le contexte pour faire monter l’angoisse et introduire les meurtres de jeunes filles qui vont se succéder.

Utilisant des allers-retours entre le présent (le retour de Jack dans sa ville de jeunesse) et le passé (sa jeunesse, ses drames familiaux), Roger Jon Ellory place au centre de son intrigue Jack qui a amputé son prénom comme s’il voulait laisser derrière lui ces mauvais souvenirs. Prévu pour être sympathique, nous allons avoir affaire à une histoire introspective, une méticuleuse analyse de sa réaction d’homme.

Car le sujet, au-delà de la recherche du ou des tueurs, se situe bien au niveau de ce jeune homme qui a quitté sa ville 26 ans plus tôt à l’âge de 19 ans, laissant derrière lui sa famille, ses amis, son amour de jeunesse. Et une fois sa décision prise, la difficulté d’assumer son choix, surtout quand le passé se rappelle à lui d’une façon particulièrement cruelle et fait ressortir son lot de culpabilité.

De la même façon que le paysage est brutal, les événements violents, le contexte sans pitié, le style de Roger Jon Ellory évolue pour s’adapter à son histoire. Finies les digressions ou la volonté d’expliquer les réactions de ses personnages, place ici à un style plus direct, plus franc, sans pour autant délaisser les qualités de narration, ni les événements placés au bon moment de l’histoire. Indéniablement, cette Saison pour les ombres est remarquable et fait partie des meilleurs romans de l’auteur avec Seul le silence et Papillon de nuit.

Epaulard de Thierry Brun

Editeur : Jigal

Sauf erreur de ma part, j’ai dû lire tous les romans de Thierry Brun, admirant son évolution, son monde et ses thèmes cachés (j’avoue être passé au travers de certains). Il centre toujours ses intrigues autour de personnages forts psychologiquement et a l’art de prendre le lecteur par surprise. Bingo !

Béatrice s’appelle en réalité Epaulard pour son travail. En tant que garde du corps, ils portent toujours des surnoms étranges, mais celui-ci correspond bien à son état d’esprit. Son équipe a parfaitement repéré les pièges et les issues de sortie au Negresco et Eric, via l’oreillette la rassure en observant les alentours. Aujourd’hui, elle doit assurer la sécurité de Philippe Viale, spécialiste en solutions d’armement. Arrivés à destination, elle peut repartir comme si de rien n’était.

En dehors de son travail, Béatrice fait du sport, beaucoup de sport pour maintenir son corps en état et repense sans cesse à Anista, la chanteuse qu’elle a protégée et aimée. Quelques jours plus tard, Vialle la rappelle : il veut qu’elle escorte seule sa femme et ses deux filles. Sans préparation, c’est de la folie, mais pour 100 000 euros … malheureusement, le transfert se passe mal, un guet-apens où la femme et les deux filles meurent et Béatrice reçoit plusieurs balles dans le corps … presque morte.

Après plusieurs semaines de rééducation, elle a du mal à oublier. Elle doit couper les ponts et décide de se perdre dans un village, se faire oublier, s’oublier. Là-bas, elle rencontre un curé et retrouve son sens de la vie. Et petit à petit, elle va découvrir la vie du village, de ses habitants, et ses secrets aussi.

Si ce roman commence comme un polar, il va tranquillement se refermer sur lui-même avec un talent remarquable. On entre dans le vif de l’action, les phrases sont courtes, coupées, parfois juste quelques mots pour faire ressentir l’adrénaline qui court dans les veines, mais aussi le stress et l’attention nécessaire de tous les instants … jusqu’au drame aussi brutal que rapide.

Le passage à l’hôpital va nous montrer une Béatrice seule, irrémédiablement seule, noyée dans ses regrets et ses amours ratées. De son travail où elle était reliée aux autres par une oreillette, elle est rattachée à des tubes. Cette période va la conforter dans une vie d’ascète, loin des autres, par culpabilité probablement, par besoin d’oublier son échec, ses écueils. Car elle vient d’échouer dans le seul domaine où elle était excellente.

N’ayant plus rien, le curé Pôl va la révéler à elle-même. Il va l’apprivoiser comme on le fait d’un animal sauvage. Et elle va se rendre compte que pour s’ouvrir au monde, il faut qu’elle s’ouvre elle-même, qu’elle s’accepte. De polar, on passe donc à un roman introspectif, réflexion intense sur le sens de la vie et la relation aux autres. Tous les auteurs de thriller auraient créé un personnage cherchant les coupables et semant sur son sillage des dizaines de truands.

Thierry Brun nous prend à nouveau par surprise en se concentrant sur son personnage, et interroge les liens que nous avons avec les autres et les réactions que nous avons. Il nous démontre enfin que pour avoir des relations sociales, le mieux est encore de faire le premier pas, dans ce très joli et très surprenant roman.

L’homme peuplé de Franck Bouysse

Editeur : Albin Michel

Est-il seulement imaginable de ne pas acheter le nouveau roman de Franck Bouysse ? Est-il seulement imaginable de ne pas le lire et de ne pas en parler. Que nenni !

Caleb habite une petite maison dans une campagne perdue de France. Il se rappelle Sarah sa mère, qui prenait soin de lui, tous ces petits gestes qui font l’amour. Il se rappelle aussi quand il lui avait présenté sa première petite amie, comment elle l’avait presque insultée pour qu’elle s’éloigne de son fils. Par contre, Caleb ne connait pas son père, et d’ailleurs, Sarah n’en parle jamais.

Caleb se rappelle quand l’ambulance a débarqué, pour emmener la vieille Privat qui loge en face. Caleb la voyait nourrir ses poules, s’occuper de son jardin. La vieille était morte avant d’arriver à l’hôpital, contrairement à sa mère qui avait fait une crise cardiaque quand il avait parlé d’avoir une femme. Peut-être n’était-il pas fait pour avoir de femme, en tant que sourcier ? En attendant, Caleb voit un homme emménager dans la maison de la Privat.

Alors que son premier roman a été adulé par les critiques et le public, Harry a tenté d’écrire un deuxième opus. Mais il sent que la sincérité n’y est pas, il ne veut pas se mentir, donc mentir au lecteur. Il vient d’acheter une maison, dans un coin perdu, pour retrouver son âme, ou pour fuir l’effervescence des milieux littéraires. Peut-être va-t-il retrouver ici l’inspiration qui lui fait tant défaut ?

On se retrouve dans ce nouveau roman en territoire connu, dans une campagne isolée, avec deux hommes que tout oppose. L’un est issu du cru, issu de la Terre, matériel ; l’autre est étranger, spirituel ou à tout le moins intellectuel. On trouve d’ailleurs une belle image dans le livre où Caleb fouille dans le puits quand Harry visite son grenier, créant entre eux la distance égale de la Terre au ciel.

De même, on y retrouve cette vie dure, âpre, avec sa météo rigoureuse et ses habitants qui ne s’adressent pas plus d’un mot. On y retrouve Caleb, sorte de sourcier, que tout le monde craint car il serait capable de jeter des sorts. Ma foi, on a déjà lu ce genre de scénario chez Franck Bouysse, et on serait tenté de laisser tomber ce roman sous ce fallacieux prétexte. Sauf que quelques dérapages attirent l’œil, quelques reflexions semblent plus personnelles et la fin nous rassure.

Franck Bouysse utilise son terrain de prédilection pour parler de la création littéraire, pour se questionner que la page blanche, sur l’inspiration mais aussi et surtout sur la nécessité de ne pas se mentir, de rester honnête envers soi-même et donc envers son lectorat. A ceux qui pourraient lui reprocher de prendre tout le temps le même décor, les mêmes personnages, il leur répond par ce livre, il leur dit son intégrité, son refus de la compromission.

Et puis, il y a ce style qui n’appartient qu’à Franck Bouysse. On n’y trouve jamais un mot de trop dans une phrase, mais une nouvelle façon d’aborder les choses. Franck Bouysse nous invite à regarder le monde autrement, en s’aidant de la richesse de la langue et de la poésie dont il fait preuve. Comme le dit ma femme : « C’est très bien écrit, on n’est plus dans la littérature, on touche à la poésie … du Franck Bouysse, quoi ! ». Dont acte

L’été où tout a fondu de Tiffany McDaniel

Editeur : Gallmeister

Traducteur : François Happe

A la suite du succès rencontré par son roman Betty, les éditions Gallmeister ressortent le premier roman de Tiffany McDaniel, initialement sorti chez les éditions Joëlle Losfeld, dans une nouvelle traduction. On retrouve avec plaisir cette plume poétique dans cette histoire entre réalité et fantastique.

La petite ville de Breathed, Ohio, est écrasée par la chaleur lors de cet été 1984. Fielding Bliss, le narrateur, passe ses vacances avec son grand frère Grand qui excelle au lancer au baseball, sa mère Stella qui ne sort pas de la maison par peur de l’eau, Autopsy, son père qui a la charge de procureur, et Granny leur vieux chien. A la suite d’un procès qu’il a gagné, Autopsy, toujours dans le doute, fait publier dans un journal l’annonce suivante :

« Cher Monsieur le Diable, Messire Satan, Seigneur Lucifer, et toutes les autres croix que vous portez, je vous invite cordialement à Breathed, Ohio. Pays de collines et de meules de foin, de pêcheurs et de rédempteurs.

Puissiez-vous venir en paix.

Avec une grande foi.

AutopsyBliss »

Quelques jours plus tard, Fielding rencontre un petit garçon noir qui dit être le Diable. Il ne connait pas son nom, et se surnomme lui-même Sal, contraction de SAtan et Lucifer. Personne ne le croit et le shérif va rechercher des enfants ayant disparu dans les environs. Et dans cette ville à majorité blanche, on regarde bizarrement ce petit être, surtout quand des phénomènes dramatiques se succèdent.

Fielding se présente comme un vieil homme quand il raconte cette histoire et à chaque début de chapitre, il se raconte au présent quand un détail le ramène dans ses souvenirs, dans ce passé maudit de 1984. Le procédé, classique s’il en est, fonctionne à merveille ici et on ne peut qu’être ébahi devant la maitrise montrée par Tiffany McDaniel pour son premier roman, d’autant qu’elle a commencé son écriture à l’âge de 15 ans.

L’auteure va donc nous faire vivre cette ville, ces gens simples, qui respectent les autres, qui croient en la police et la justice, qui croient aussi aux légendes et à la religion. Et Sal va petit à petit concentrer toutes les craintes, toutes les peurs surtout dans un contexte propre à faire monter la tension et exciter tout le monde. Il fait chaud, il fait lourd, le ciel est bleu à n’en plus finir, et le vendeur de glaces a détruit son stock ! A cela, s’ajoute le racisme ambiant qui va aboutir à la création d’une communauté anti-noire … pardon … anti-Diable.

Il n’est pas une page qui nous rappelle le contexte, et je ne compte plus le nombre de verres bus pendant cette lecture, tant la chaleur est palpable, tant la sécheresse agressive. Et si on a l’impression de rester spectateur au début du roman, Tiffany McDaniel arrive à nous impliquer dans son histoire par de petits événements que l’on a forcément connus, et cela finit par créer une sorte d’intimité, ce qui va rendre la fin d’autant plus dramatique et horrible.

Et puis, Tiffany McDaniel nous étale déjà son talent d’écrivaine, sa poésie venue d’ailleurs (je parlais de poésie issue de ses racines indiennes lors de mon avis sur Betty). Elle a l’art de glisser des remarques, de faire des comparaisons dont nous n’aurions même pas eu l’idée, elle a le talent de montrer les sentiments des gens, de nous faire ressentir la souffrance de la nature et des animaux, et de pointer la nature de l’homme dans une vaste réflexion sur le Bien et le Mal de façon totalement original. On se laisse bercer, on voyage en compagnie de Fielding, et plus les pages filent, plus l’horreur monte. Un premier roman impressionnant.

Les gens des collines de Chris Offutt

Editeur : Gallmeister

Traducteur : Anatole Pons-Reumaux

Chris Offutt publie trop rarement des romans, et cela attire forcément l’œil du fan de polar quand il aperçoit un de ses titres. Etant écrivain pour des séries télévisées, on comprend que son emploi du temps soit chargé. Mais quand on lit ses romans, on regrette qu’il n’en sorte pas plus souvent.

Mick Hardin est de retour dans son village du Kentucky. En tant que militaire de carrière, il a arpenté le monde dans tous les endroits ensanglantés du monde (Afghanistan, Irak, …) et travaille actuellement dans la Police Militaire. Alors qu’on lui accorde une permission, son retour va lui permettre de voir Peggy sa femme enceinte et de ressouder son couple qui bat de l’aile à cause de ses absences.

Sa sœur, Linda Hardin, a récupéré le poste de shérif après la mort du précédent titulaire du poste. Dans des contrées rurales, il est bien difficile de se faire une place lorsqu’on est une femme. Mais Linda n’est pas du genre à se laisser faire.

Quand un vieil homme retraité, qui a l’habitude de partir à la recherche de racines de ginseng, retrouve le corps d’une jeune femme en bas d’une falaise, Le corps ne comporte pas de culotte, ce qui ouvre toutes les possibilités quant au mobile du meurtre. Linda va faire appel à son frère pour qu’il l’aide, car de toute évidence, beaucoup de gens connaissent l’identité du meurtrier et veulent faire leur justice eux-mêmes.

Cette intrigue simple permet à l’auteur de faire de formidables portraits des habitants des campagnes américaines. Mick et Linda vont surtout nous servir de guide pour rencontrer des gens mutiques, plus occupés à protéger leurs affaires et leurs terres qu’à aider les autres. Chris Offutt ne juge jamais personne, il déroule son intrigue, et nous montre ce que sont les vrais américains du cru et de ses problèmes culturels. J’en veux pour exemple l’accueil fait à Mick quand il approche d’une masure, accueilli par un homme armé d’un fusil.

Chris Offutt en profite aussi pour montrer le clivage de cette société, le fossé se creusant entre les pauvres et les riches, les hommes de pouvoir (qui peuvent convoquer le FBI pour une affaire locale, juste par un coup de fil) et le commun des mortels qui doivent se débrouiller. Dans une région calme en apparence, il oppose en permanence la nature calme et sereine à la violence des hommes. Car avec cette affaire, se cache aussi les élections de shérif et tout le monde aimerait que Linda les perde, parce qu’elle est une femme.

Chris Offutt développe tous ces thèmes avec un style simplifié, limpide, en y ajoutant des traits d’humour dans les dialogues. Mais surtout, il ressort de cette lecture un plaisir immense devant l’évidence de la narration. Chaque phrase, chaque événement paraissent évidents, minimalistes et pourtant si expressifs. Un excellent roman, un polar exemplaire de la part d’un auteur qui fait montre d’un sacré savoir-faire. Du grand art !

La Main de Dieu de Valerio Varesi

Editeur : Agullo

Traductrice : Florence Rigollet

Outre Rocco Schiavone, le personnage d’Antonio Manzini, le deuxième personnage italien dont je suis avec assiduité les enquêtes se nomme le commissaire Soneri, dont La Main de Dieu est déjà la septième enquête publiée en France. Et on en redemande !

Quand il arrive au bureau, le commissaire Soneri s’aperçoit qu’on lui a envoyé un paquet. Inquiet, Juvara son second lui conseille de ne pas l’ouvrir. A l’intérieur, sont disposées des pâtisseries pour fêter la Saint-Hilaire, le protecteur de Parme, le 13 janvier. Il appelle Angela, sa compagne puis part se promener où des plaques de verglas résistent encore à la légère hausse des températures, laissant une sorte de bouillasse grise.

Arrivé au Ponte di Mezzo, Juvara l’appelle et lui annonce la présence d’un cadavre. Le hasard veut que le corps se soit échoué sous le pont que Soneri arpente. Il semblerait que le destin veuille qu’il s’intéresse à cette affaire. Le mort a dû rester longtemps dans l’eau avant d’arriver ici, vu son état, transporté par la crue. Il convie donc son ami médecin légiste Nanneti à faire quelques centaines de mètres pour faire la première analyse.

Le crâne étant enfoncé à l’arrière de la tête, il s’agit sans aucun doute d’un assassinat. En dehors de cela, ils n’ont aucune piste quant à l’identité du mort. Mais déjà, tous les média en font les choux gras. Alors qu’ils dégustent leur repas, Juvara appelle et signale une camionnette suspecte en amont de Parme, en amont, vers Pastorello. Elle comporte des impacts de balles de gros calibre. Le chef de Soneri Capuozzo et le magistrat sont en effervescence et Soneri décide de prendre les devants et de se rendre à Monteripa, village perdu dans les montagnes, où habite le propriétaire de la camionnette.

Chaque roman de Valerio Varesi nous emporte dans un rythme nonchalant, où grâce à une intrigue tortueuse, l’auteur nous propose de visiter son pays en prenant son temps, et de parler des changements de la société et leurs impacts. Le commissaire Soneri a sa propre logique pour mener son enquête, additionnant un a un les indices grâce à des discussions fort intéressantes avec les habitants du coin.

Sauf qu’ici, il va être confronté à un petit village où les gens préfèrent se taire que de s’ouvrir à un inconnu, un village qui survit grâce à une entreprise d’embouteillage d’eau minérale, peuplée majoritairement de pauvres gens et détenu par Malpeli. Comme à son habitude, Soneri passe d’un personnage à l’autre, et en profite pour se prouver une fois de plus son mal-être devant cette société avide de profits et pleine d’irrespect.

Et c’est en cela que Valerio Varesi est grand. Il aborde des thèmes contemporains, la course au profit par exemple quand on lui parle de créer des pistes de ski et que pour ce faire, il faut abattre ces forêts. Il nous parle de l’immédiateté inutile de l’information, la recherche de scoops des journalistes et les réactions des politiques qui y voient l’opportunité de créer un état policier toujours plus répressif.

Mais il aborde aussi d’autres thèmes plus généraux, presque philosophiques, comme la place de la religion dans la société moderne, mais aussi le mal être, la place de l’homme, la nécessaire recherche de l’espoir, autant de thèmes abordés par Soneri et le curé du village que j’ai trouvés passionnants. Valerio Varesi m’a encore pris par la main avec cette nouvelle enquête, nous avons cheminé des sentiers enneigés ensemble, nous avons devisé sur notre passé, notre monde d’aujourd’hui, nos peurs du lendemain, nos questions ou plutôt questionnements quant à l’avenir, et ce fut un déchirement de tourner la dernière page, celle d’avoir à quitter un ami cher (et virtuel) tel que le commissaire Soneri.

Histoire universelle des Hommes-Chats de Josu Arteaga

Editeur : Nouveau Monde éditions

Traducteur : Pierre-Jean Bourgeat

Pourvu que l’on accepte la forme, que l’on connaisse l’histoire de l’Espagne, ce premier roman est une vraie surprise, probablement l’une des meilleures en cette année 2022. L’auteur nous présente une autopsie d’un village, une petite histoire dans les interlignes de la grande Histoire.

« A Olariz, nous comprenons la mort et la vie à notre façon. Tout nait, tout meurt. Ni plus ni moins. Et ce, depuis la première aube. Pour les humains ou les animaux. Sans distinction. La vie est la neige première. La mort est la neige piétinée. Les deux sont semblables. »

Le narrateur va donc nous raconter la vie de ce village renfermé sur lui-même, en y mêlant ses souvenirs personnels. Ainsi, il se rappelle son père, accoucheur qui mettait bas des juments. Il avait sept ans quand son père l’avait emmené Olaiceta, Ce matin-là, le narrateur avait trouvé un œuf avec deux jaunes lors de son petit déjeuner. Cela aurait dû être un bon présage. Mais le jeune poulain est né avec deux têtes. Alors, il a emmené la jeune bête dans les bois pour l’achever et l’enterrer. Plusieurs années après, une truie donna le jour à douze petits, comme le nombre des apôtres de Jésus. De rage et de douleur, la truie s’est jetée sur eux et les a tous dévorés. Il en va ainsi de la vie et de la mort. Et il faut toujours écouter les présages, et surtout bien les interpréter.

Le narrateur se rappelle aussi Teodora, une jeune femme honnête et pauvre. Son mari avait choisi le camp de la révolution et le couple haïssait le curé et sa religion. Ils travaillaient dans un ferme de riches sans enfant et espéraient hériter à la mort des propriétaires quand un petit Gabriel vit le jour. On dit que le mari de Teodora y mit le feu et Gabriel en réchappa. Par contre, il mourut encore bébé et on dit que Teodora enduisait ses tétons de poison avant de les donner à Gabriel. Les propriétaires les chassèrent et tout le monde au villages les appelaient Les Damnés …

Dans un village rural, éloigné de toute modernité, ce village va nous raconter ses petites histoires, embringuées dans la Grande Histoire. Par son éloignement, il ne subit pas les conséquences de ce qui se passe à l’extérieur. Et les lois sont revenues celles de la nature, celles du plus fort, celles du village. Les hommes y sont rugueux, taiseux, et préfèrent régler leurs affaires entre eux plutôt que de faire appel à quelqu’un d’extérieur. D’ailleurs, on n’y trouve pas de police, chacun fait sa justice.

Construit comme une suite de nouvelles, ce roman tient son fil directeur avec ce narrateur, que l’on imagine vieux, repensant au passé de ceux qui nous manquent. Chaque petit événement est l’occasion pour lui de se rappeler une scène, une personne, un fait marquant. La narration se fait donc sans aucun dialogue et de façon très directe. Cela en devient remarquable quand il arrive à nous passer en revue toute une vie et de faire revivre des fantômes devant nos yeux. J’ai adoré cette narration.

J’ai eu l’impression que l’auteur faisait appel dans certains chapitres à des faits de l’histoire espagnole, et n’en connaissant que des bribes, je me suis senti délaissé, j’ai eu l’impression de passer au travers. Par contre, le dernier chapitre, contre toute attente, est terrible et donne à l’ensemble la cohérence que j’attendais. Josu Arteaga se permet même de nous pointer du doigt, nous montrant que les horreurs qu’il a décrites n’ont rien à envier à celles du monde actuellement. On prend une bien belle claque pour la fin, voire même quelques réflexions philosophiques très justes. Voilà un premier roman surprenant et surtout très réussi. Auteur à suivre.